Les deux fenêtres ouvrent sur la cour ; l’une d’elles est double et, entre les deux châssis, fleurissent dans des pots, sur des soucoupes, des crocus, des hyacinthes et des tulipes « du duc de Tholl ». Des deux côtés de la cheminée, deux grands fauteuils de tapisserie, ouvrage de ma mère et de mes tantes ; dans l’un d’eux ma mère est assise. Mlle Shackleton, sur une chaise de reps grenat et d’acajou, près de la table, s’occupe à un ouvrage de broderie sur filet. Le petit carré de filet que se propose d’agrémenter son travail est tendu sur un cadre de métal ; c’est un arachnéen réseau à travers lequel l’aiguille. Mlle Shackleton consulte parfois un modèle où les dessins du fil sont marqués en blanc sur fond bleu. Ma mère regarde à la fenêtre et dit :
« Les crocus sont ouverts : il va faire beau. »
Mlle Shackleton la reprend doucement :
« Juliette, vous serez toujours la même : c’est parce qu’il fait déjà beau que les crocus se sont ouverts ; vous savez bien qu’ils ne prennent pas les devants. »
Anna Shackleton ! je revois votre calme visage, votre front pur, votre bouche un peu sévère, vos souriants regards qui versèrent tant de bonté sur mon enfance. Je voudrais, pour parler de vous, inventer des mots plus vibrants, plus respectueux et plus tendres. Raconterai-je un jour votre modeste vie ? Je voudrais que, dans mon récit, cette humilité resplendisse, comme elle resplendira devant Dieu le jour où seront abaissés les puissants, où seront magnifiés les humbles. Je ne me suis jamais senti grand goût pour portraire les triomphants et les glorieux de ce monde, mais bien ceux dont la plus vraie gloire est cachée.
Je ne sais quels revers précipitèrent du fond de l’Écosse sur le continent les enfants Shackleton. Le pasteur Roberty, qui lui-même avait épousé une Écossaise, connaissait, je crois, cette famille et c’est lui, sans doute, qui recommanda l’aînée des filles à ma grand-mère. Tout ce que je vais redire ici, je ne l’appris, il va sans dire, que longtemps ensuite, par ma mère elle-même, ou par des cousins plus âgés{3}.
C’est proprement comme gouvernante de ma mère que Mlle Shackleton entra dans notre famille. Ma mère allait bientôt atteindre l’âge d’être mariée ; il parut à plus d’un qu’Anna Shackleton, encore jeune elle-même et, de plus, extrêmement jolie, pourrait faire tort à son élève. La jeune Juliette Rondeaux était du reste, il faut le reconnaître, un sujet quelque peu décourageant. Non seulement elle se retirait sans cesse et s’effaçait chaque fois qu’il aurait fallu briller ; mais encore ne perdait-elle pas une occasion de pousser en avant Mlle Anna, pour qui, presque aussitôt, elle s’était prise d’une amitié très vive. Juliette ne supportait pas d’être la mieux mise ; tout la choquait, de ce qui marquait sa situation, sa fortune, et les questions de préséance entretenaient une lutte continuelle avec sa mère et avec Claire, sa sœur aînée.
Ma grand-mère n’était point dure, assurément ; mais, sans être précisément entichée, elle gardait un vif sentiment des hiérarchies. On retrouvait ce sentiment chez sa fille Claire, mais qui n’avait pas sa bonté ; qui même n’avait pas beaucoup d’autres sentiments que celui-là, et s’irritait à ne le retrouver point chez sa sœur ; elle rencontrait, à la place, un instinct, sinon précisément de révolte, du moins d’insoumission, qui sans doute n’avait pas existé de tout temps chez Juliette, mais qui s’éveillait, semblait-il, à la faveur de son amitié pour Anna. Claire pardonnait mal à Anna cette amitié que lui avait vouée sa sœur ; elle estimait que l’amitié comporte des degrés, des nuances, et qu’il ne convenait pas que Mlle Shackleton cessât de se sentir institutrice.
« Eh quoi ! pensait ma mère, suis-je plus belle ? ou plus intelligente ? ou meilleure ? Est-ce ma fortune ou mon nom pour quoi je serais préférée ? »
« Juliette, disait Anna, vous me donnerez pour le jour de vos noces une robe de soie couleur thé, et je serai tout à fait heureuse. »
Longtemps Juliette Rondeaux avait dédaigné les plus brillants partis de la société rouennaise, lorsque enfin on fut tout surpris de la voir accepter un jeune professeur de droit sans fortune, venu du fond du Midi, et qui n’eût jamais osé demander sa main si ne l’y eût poussé l’excellent pasteur Roberty qui le présentait, connaissant les idées de ma mère. Quand, six ans plus tard, je vins au monde, Anna Shackleton m’adopta, comme elle avait adopté tour à tour mes grands cousins. Ni la beauté, ni la grâce, ni la bonté, ni l’esprit, ni la vertu ne faisant oublier qu’on est pauvre, Anna ne devait connaître qu’un reflet lointain de l’amour, ne devait avoir d’autre famille que celle que lui prêtaient mes parents.
Le souvenir que j’ai gardé d’elle me la représente les traits un peu durcis déjà par l’âge, la bouche un peu sévère, le regard seul encore plein de sourire, un sourire qui pour un rien devenait du rire vraiment, si frais, si pur qu’il semblait que ni les chagrins ni les déboires n’eussent pu diminuer en elle l’amusement extrême que l’âme prend naturellement à la vie. Mon père avait, lui aussi, ce même rire, et parfois Mlle Shackleton et lui entraient dans des accès d’enfantine gaîté, auxquels je ne me souviens pas que s’associât jamais ma mère.
Anna (à l’exception de mon père qui l’appelait toujours : Mademoiselle Anna, nous l’appelions tous par son prénom, et même je disais : « Nana », par une puérile habitude que je conservai jusqu’à l’annonce du livre de Zola auquel ce nom servait de titre) – Anna Shackleton portait une sorte de coiffe d’intérieur en dentelle noire, dont deux bandeaux tombaient de chaque côté de son visage et l’encadraient assez bizarrement. Je ne sais quand elle commença de se coiffer ainsi, mais c’est avec cette coiffure que je la revois, du plus loin qu’il me souvienne, et que la représentent les quelques photographies que j’ai d’elle. Si harmonieusement tranquilles que fussent l’expression de son visage, son allure et toute sa vie, Anna n’était jamais oisive ; réservant les interminables travaux de broderie pour le temps qu’elle passait en société, elle occupait à quelque traduction les longues heures de sa solitude ; car elle lisait l’anglais et l’allemand aussi bien que le français, et fort passablement l’italien.
J’ai conservé quelques-unes de ces traductions qui toutes sont demeurées manuscrites ; ce sont de gros cahiers d’écolier emplis jusqu’à la dernière ligne d’une sage et fine écriture. Tous les ouvrages qu’Anna Shackleton avait ainsi traduits ont paru depuis dans d’autres traductions, peut-être meilleures ; pourtant je ne puis me résoudre à jeter ces cahiers où respire tant de patience, d’amour et de probité. L’un entre tous m’est cher : c’est le Reineke Fuchs de Gœthe, dont Anna me lisait des passages. Après qu’elle eut achevé ce travail, mon cousin Maurice Démarest lui fit cadeau de petites têtes en plâtre de tous les animaux qui figurent dans le vieux fabliau ; Anna les avait accrochées tout autour du cadre de la glace, au-dessus de la cheminée de sa chambre, où ils faisaient ma joie.
Anna dessinait aussi et peignait à l’aquarelle. Des vues qu’elle prit de La Roque, consciencieuses, harmonieuses et discrètes ornent encore la chambre de ma femme à Cuverville ; et de la Mivoie, cette propriété de ma grand-mère sur la rive droite de la Seine, en amont de Rouen – qu’on vendit quelque temps après sa mort, et dont je ne me souviendrais guère si je ne pouvais la revoir du train à chaque voyage en Normandie –, près de la colline de Saint-Adrien, au-dessous de l’église de Bon-Secours, peu d’instants avant de passer sur le pont. L’aquarelle la représente encore avec la gracieuse balustrade de sa façade Louis XVI, que ses nouveaux propriétaires se hâtèrent d’écraser sous un massif fronton.
Mais la principale occupation d’Anna, sa plus chère étude, était la botanique. À Paris elle suivait assidûment les cours de M. Bureau au Muséum, et elle accompagnait au printemps les herborisations organisées par M. Poisson, son assistant. Je n’ai garde d’oublier ces noms qu’Anna citait avec vénération et qui s’auréolaient dans mon esprit d’un grand prestige. Ma mère, qui voyait là une occasion de me faire prendre de l’exercice, me permettait de me joindre à ces excursions dominicales qui prenaient pour moi tout l’attrait d’une exploration scientifique.
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