La bande des botanistes était composée presque uniquement de vieilles demoiselles et d’aimables maniaques ; on se rassemblait au départ d’un train ; chacun portait en bandoulière une boîte verte de métal peint où l’on couchait les plantes que l’on se proposait d’étudier ou de faire sécher. Quelques-uns avaient en plus un sécateur, d’autres un filet à papillons. J’étais de ces derniers, car je ne m’intéressais point tant alors aux plantes qu’aux insectes, et plus spécialement aux coléoptères, dont j’avais commencé de faire collection ; et mes poches étaient gonflées de boîtes et de tubes de verre où j’asphyxiais mes victimes dans les vapeurs de benzine ou le cyanure de potassium. Cependant je chassais la plante également ; plus agile que les vieux amateurs, je courais de l’avant, et, quittant les sentiers, fouillais, de-ci, de-là, le taillis, la campagne, claironnant mes découvertes, tout glorieux d’avoir aperçu le premier l’espèce rare que venaient admirer ensuite tous les membres de notre petite troupe, certains un peu dépités lorsque le spécimen était unique, que triomphalement j’apportais à Anna.

À l’instar d’Anna et avec son aide, je faisais un herbier ; mais surtout l’aidais à compléter le sien qui était considérable et remarquablement bien arrangé. Non seulement elle avait fini par se procurer, patiemment, pour chaque variété les plus beaux exemplaires, mais la présentation de chacun de ceux-ci était merveilleuse : de minces bandelettes gommées fixaient les plus délicates tigelles ; le port de la plante était soigneusement respecté ; on admirait, auprès du bouton, la fleur épanouie, puis la graine. L’étiquette était calligraphiée. Parfois la désignation d’une variété douteuse nécessitait des recherches, un examen minutieux ; Anna se penchait sur sa « loupe montée », s’armait de pinces, de minuscules scalpels, ouvrait délicatement la fleur, en étalait sous l’objectif tous les organes et m’appelait pour me faire remarquer telle particularité des étamines ou je ne sais quoi dont ne parlait pas sa « flore » et qu’avait signalé M. Bureau.

C’est à La Roque surtout, où Anna nous accompagnait tous les étés, que se manifestait dans son plein son activité botanique et que s’alimentait l’herbier. Nous ne sortions jamais, elle ni moi, sans notre boîte verte (car moi aussi j’avais la mienne) et une sorte de truelle cintrée, un déplantoir, qui permettait de s’emparer de la plante avec sa racine. Parfois on en surveillait une de jour en jour ; on attendait sa floraison parfaite, et c’était un vrai désespoir quand, le dernier jour, parfois, on la trouvait à demi broutée par des chenilles, ou qu’un orage tout à coup nous retenait à la maison.

À La Roque l’herbier régnait en seigneur ; tout ce qui se rapportait à lui, on l’accomplissait avec zèle, avec gravité, comme un rite. Par les beaux jours, on étalait aux rebords des fenêtres, sur les tables et les planchers ensoleillés, les feuilles de papier gris entre lesquelles iraient sécher les plantes ; pour certaines, grêles ou fibreuses, quelques feuilles suffisaient ; mais il en était d’autres, charnues, gonflées de sève, qu’il fallait presser entre d’épais matelas de papier spongieux, bien secs et renouvelés chaque jour. Tout cela prenait un temps considérable, et nécessitait beaucoup plus de place qu’Anna n’en pouvait trouver à Paris.

Elle habitait, rue de Vaugirard, entre la rue Madame et la rue d’Assas, un petit appartement de quatre pièces exiguës et si basses que presque on en pouvait toucher de la main le plafond. Au demeurant l’appartement n’était pas mal situé, en face du jardin ou de la cour de je ne sais quel établissement scientifique, où nous pûmes contempler les essais des premières chaudières solaires. Ces étranges appareils ressemblaient à d’énormes fleurs, dont la corolle eût été formée de miroirs ; le pistil, au point de convergence des rayons, présentait l’eau qu’il s’agissait d’amener à ébullition. Et sans doute y parvenait-on, car un beau jour un de ces appareils éclata, terrifiant tout le voisinage et brisant les carreaux du salon d’Anna et ceux de sa chambre, qui donnaient tous deux sur la rue. Sur une cour donnaient la salle à manger et une salle de travail où Anna se tenait le plus souvent ; même elle y recevait plus volontiers que dans son salon les quelques intimes qui venaient la voir ; aussi ne me souviendrais-je sans doute pas du salon si ce n’eût été là qu’on avait dressé pour moi un petit lit pliant, lorsque, à ma grande joie, ma mère me confia pour quelques jours à son amie, je ne sais plus à quelle occasion.

L’année que j’entrai à l’École Alsacienne, mes parents ayant jugé sans doute que l’instruction que je recevais chez Mlle Fleur et Mme Lackerbauer ne me suffisait plus, il fut convenu que je déjeunerais chez Anna une fois par semaine. C’était, il m’en souvient, le jeudi, après la gymnastique. L’École Alsacienne, qui n’avait pas encore, en ce temps-là, l’importance qu’elle a prise par la suite et ne disposait pas d’une salle spéciale pour les exercices physiques, menait ses élèves au « gymnase Pascaud », rue de Vaugirard, à quelques pas de chez Anna. J’arrivais chez elle encore en nage et en désordre, les vêtements pleins de sciure de bois et les mains gluantes de colophane. Qu’avaient ces déjeuners de si charmant ? Je crois surtout l’attention inlassable d’Anna pour mes plus niais bavardages, mon importance auprès d’elle, et de me sentir attendu, considéré, choyé. L’appartement s’emplissait pour moi de prévenances et de sourires ; le déjeuner se faisait meilleur. En retour, ah ! je voudrais avoir gardé souvenir de quelque gentillesse enfantine, de quelque geste ou mot d’amour… Mais non ; et le seul dont il me souvienne, c’est une phrase absurde, bien digne de l’enfant obtus que j’étais ; je rougis à vous la redire – mais ce n’est pas un roman que j’écris et j’ai résolu de ne me flatter dans ces Mémoires, non plus en surajoutant du plaisant qu’en dissimulant le pénible.

Comme je mangeais ce matin-là de fort bon appétit et qu’Anna, avec ses modiques ressources, avait visiblement fait de son mieux :

« Mais Nana, je vais te ruiner ! » m’écriai-je (la phrase sonne encore à mon oreille)… Du moins sentis-je, aussitôt ces mots prononcés, qu’ils n’étaient pas de ceux qu’un cœur un peu délicat pouvait inventer, qu’Anna s’en affectait, que je l’avais un peu blessée. Ce fut, je le crois bien, un des premiers éclairs de ma conscience ; lueur fugitive, encore bien incertaine, bien insuffisante à percer l’épaisse nuit où ma puérilité s’attardait.

II

J’imagine le dépaysement de ma mère, lorsque sortant pour la première fois du confortable milieu de la rue de Crosne, elle accompagna mon père à Uzès. Il semblait que le progrès du siècle eût oublié la petite ville ; elle était sise à l’écart et ne s’en apercevait pas. Le chemin de fer ne menait que jusqu’à Nîmes, ou tout au plus à Remoulins, d’où quelque guimbarde achevait le trimbalement. Par Nîmes le trajet était sensiblement plus long, mais la route était beaucoup plus belle. Au pont Saint-Nicolas elle traversait le Gardon ; c’était la Palestine, la Judée. Les bouquets des cistes pourpres ou blancs chamarraient la rauque garrigue, que les lavandes embaumaient. Il soufflait par là-dessus un air sec, hilarant, qui nettoyait la route en empoussiérant l’alentour. Notre voiture faisait lever d’énormes sauterelles qui tout à coup déployaient leurs membranes bleues, rouges ou grises, un instant papillons légers, puis retombaient un peu plus loin, ternes et confondues, parmi la broussaille et la pierre.

Aux abords du Gardon croissaient des asphodèles, et, dans le lit même du fleuve, presque partout à sec, une flore quasi tropicale… Ici je quitte un instant la guimbarde ; il est des souvenirs qu’il faut que j’accroche au passage, que je ne saurais sinon où placer. Comme je le disais déjà, je les situe moins aisément dans le temps que dans l’espace, et par exemple ne saurais dire en quelle année Anna vint nous rejoindre à Uzès, que sans doute ma mère était heureuse de lui montrer ; mais ce dont je me souviens avec précision c’est de l’excursion que nous fîmes du pont Saint-Nicolas à tel village non loin du Gardon, où nous devions retrouver la voiture.

Aux endroits encaissés, au pied des falaises ardentes qui réverbéraient le soleil, la végétation était si luxuriante que l’on avait peine à passer.