Sleepy Hollow, la légende du cavalier sans tête

WASHINGTON
IRVING

 

Sleepy Hollow
La Légende
du Cavalier sans tête

 

Traduction de l’américain et notes par
Alain Geoffroy

 

Postface de
Jérôme Vérain

 

Couverture de
Beniamino Orteski

 

 

ÉDITIONS MILLE ET UNE NUITS

 

WASHINGTON IRVING

n°269

 

 

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Texte intégral
Titre original :
The Legend of Sleepy Hollow
(La Légende du Val Dormant)

 

 

 

Notre adresse Internet : www.1001nuits.com

 

© Librairie José Corti, 1996 pour la traduction française.
© Mille et une nuits, département de la Librairie Arthème Fayard,
février 2000 pour la présente édition.
ISBN : 978-2-84205-464-9

 

 

The Legend of Sleepy Hollow parut le 15 mars 1820 dans le sixième fascicule de l’édition originale new-yorkaise du Livre d’esquisses. (N.d.E.)

Sleepy Hollow
La Légende
du Cavalier sans tête

Trouvée parmi les papiers
de feu Diedrich Knickerbocker

 

C’est un pays charmant, où l’esprit s’assoupit
Où les rêves ondoient devant les yeux mi-clos,
Où les nues voyageuses coiffent de gais châteaux,
Marbrant le ciel d’été, quand leur envol est pris
Le château de l’indolence (1)

 

Au cœur d’une de ces amples criques qui échancrent la rive est de l’Hudson, là où le fleuve s’étale pour former ce que les anciens navigateurs hollandais appelaient la Tappan Zee (2), qu’ils ne traversaient d’ailleurs pas sans réduire prudemment leurs voiles ni implorer la protection de Saint Nicolas (3), se trouve un petit bourg, un port campagnard, que certains appellent Greensburgh, mais qui, de manière pertinente, est plus connu sous le nom de Tarry Town (4). Ce nom lui fut attribué, dit-on, en des temps plus anciens, par les braves ménagères de la région, en raison de la propension marquée de leurs maris à s’attarder à proximité de la taverne les jours de marché. Toutefois, je ne garantis pas la véracité de ce fait, mais je tiens à le mentionner ici par simple souci de précision et d’authenticité. Non loin du village, à quelque deux milles, se trouve une petite vallée, blottie dans le giron (5) de hautes collines, qui est l’endroit le plus paisible qui soit au monde. Un petit ruisseau y coule mollement, dont le murmure suffit à bercer et à susciter le repos, et il n’y a guère que le sifflet de la caille ou le martèlement vif du pivert qui puisse venir occasionnellement troubler cette éternelle sérénité.

Je me souviens encore, alors que je n’étais qu’un adolescent, de mon premier exploit de chasseur d’écureuils, dans la futaie de grands noyers qui ombragent un des flancs de la vallée. Je m’étais aventuré là en plein midi, à l’heure où la nature est particulièrement paisible, et je fus surpris du vacarme causé par mon propre fusil, que l’écho, furieux que soit ainsi violée la paix dominicale, répercuta longuement (6). Si j’en venais à désirer me retirer du monde et de ses folies et passer ce qui me restera d’une vie mouvementée à rêvasser paisiblement, je ne vois aucun autre lieu qui soit plus prometteur que cette petite vallée (7).

À cause de l’infinie quiétude qui règne en cet endroit et du caractère particulier de ses habitants, tous descendants des premiers colons hollandais, cette ample gorge retirée est depuis longtemps connue sous le nom de Val Dormant, et ses petits campagnards, dans tout le pays environnant, sont appelés les enfants du Val Dormant. Cette contrée semble être sous l’empire de quelque influence soporifique propice au rêve, imprégnant l’atmosphère même. Certains affirment que l’endroit fut ensorcelé par un grand docteur allemand dans les premiers temps de la colonisation ; d’autres, qu’un vieux chef indien, prophète ou sorcier de sa tribu, y tenait ses palabres (8) avant que le pays ne fût découvert par maître Hendrick Hudson. Une chose est certaine, l’endroit continue d’être sous l’emprise d’un mystérieux pouvoir magique qui envoûte les esprits des braves gens, dont la démarche révèle une continuelle rêverie. S’adonnant à toutes sortes de croyances merveilleuses, ils sont sujets aux transes et aux visions, sont fréquemment les témoins d’étranges scènes ou entendent de la musique et des voix flotter autour d’eux. Tout le voisinage regorge de contes du cru, de lieux hantés et de superstitions obscures ; étoiles filantes et météores illuminent le ciel de cette vallée-là plus souvent que partout ailleurs, et le cauchemar, jument de la nuit, suivie de son cortège de neuf rejetons (9), semble en faire le théâtre favori de ses frasques.

Toutefois, l’esprit dominant qui hante cette région enchantée, celui qui semble être le commandant en chef de toutes les puissances de l’air, n’est autre qu’une apparition se manifestant sous la forme d’un cavalier sans tête. Certains affirment qu’il est le fantôme d’un soldat de la cavalerie hessoise (10) dont la tête fut emportée par un boulet de canon au cours de quelque obscure bataille de la Révolution ; de temps en temps, on l’aperçoit dans la campagne, parcourant la nuit obscure à vive allure, comme s’il chevauchait le vent. Il ne se contente pas de hanter la vallée elle-même, mais à l’occasion se hasarde sur les routes voisines, le plus souvent au voisinage d’une église des environs. En effet, certains historiens de la région des plus autorisés ont soigneusement réuni et confronté les rumeurs courant sur le spectre : ils assurent que le corps du cavalier fut enseveli dans le cimetière de l’église en question et que son fantôme galope la nuit jusqu’au champ de bataille à la recherche de sa tête. La vélocité dont il fait montre parfois lorsqu’il traverse le Val, tel ces bourrasques de minuit, serait due à la hâte qui le tenaille lorsqu’il est en retard pour regagner le cimetière avant le lever du jour (11).

Voilà les grandes lignes de cette croyance légendaire qui n’a pas manqué d’inspirer plus d’une histoire extravagante aux habitants de cette contrée des ombres, où le spectre est connu, dans tous les foyers, sous le nom du Cavalier sans tête du Val Dormant.

De façon remarquable, cette propension aux visions dont je viens de parler n’est pas spécifique aux natifs de la vallée, mais touche à leur insu tous ceux qui y résident quelque temps. Même s’ils étaient parfaitement éveillés avant de pénétrer dans cette région dormante, ils peuvent être sûrs, en peu de temps, de céder à l’influence ensorcelante de l’air ambiant et de voir s’épanouir leur imagination : ils vont de rêve en rêve et ont des apparitions.

Si je chante les louanges de ces lieux paisibles, c’est parce que dans ces petites vallées hollandaises retirées que l’on découvre, ici et là, au cœur du grand État de New-York, la population, les us et les coutumes demeurent immuables, tandis que le grand torrent des migrations et du progrès, qui apporte sans relâche tant de changements dans d’autres régions de ce pays turbulent, s’écoule à leur insu. Elles sont comme ces petits bassins d’eau dormante qui bordent un torrent puissant : on peut y voir un brin de paille ou une bulle sagement à l’ancre ou décrivant des cercles dans leur port de fortune, rester indifférents au flot qui progresse à un train d’enfer. Bien que de nombreuses années se soient écoulées depuis ma dernière promenade sous les ombrages ensommeillés du Val Dormant, je me demande si je n’y retrouverais pas aujourd’hui encore les mêmes arbres et les mêmes familles végétant au cœur de cette terre protégée (12).

En cet écart naturel, à une époque lointaine de l’histoire de l’Amérique, à vrai dire, il y a près de trente ans, demeurait une brave âme (13) du nom d’Ichabod Crane (14), qui séjourna, ou, comme il aimait à le dire lui-même, « s’attarda » au Val Dormant, dans le seul but d’instruire les enfants des environs. Il était né dans le Connecticut (15), État qui fournit à l’Union ses pionniers de la forêt et de l’esprit, et qui envoie chaque année ses légions de défricheurs sur la frontière et ses bataillons d’instituteurs à la campagne. Le patronyme de Crane (16) n’était pas sans convenir à sa personne. Il était grand, mais excessivement maigre et étroit d’épaules ; il avait de longs bras et de longues jambes, des mains qui pendaient à vingt toises de ses manches, des pieds qui auraient pu servir de pelles, et toute sa carcasse semblait avoir du mal à se maintenir entière. Sa tête était petite et aplatie sur le dessus, affublée d’une paire d’oreilles démesurées et de grands yeux verts vitreux surmontant un long nez de bécasse ; en fait, elle ressemblait assez à une girouette tournant avec le vent, montée sur l’axe grêle de son cou. À le voir arpenter la crête d’une colline par une journée venteuse, avec ses vêtements se gonflant et flottant autour de lui, on aurait pu le prendre pour le génie de la famine descendu sur Terre, ou pour quelque épouvantail qui se serait échappé d’un champ de blé indien.

Son école était une bâtisse basse faite de rondins grossiers, comprenant une grande pièce unique dont les vitres étaient en partie remplacées par des feuilles provenant de vieux cahiers. L’endroit était très astucieusement protégé lorsqu’il était inoccupé après la classe par un brin d’osier entortillé autour de la poignée de la porte et des piquets coincés contre les volets, si bien qu’un éventuel voleur aurait pu entrer sans difficulté mais aurait éprouvé quelque embarras pour ressortir. L’idée avait très probablement été empruntée par l’architecte Yost Van Houten au secret de la nasse à anguille. L’école était plutôt isolée, mais assez bien située, juste au pied d’une colline boisée ; un ruisseau coulait à proximité et, sur le côté, poussait un impressionnant bouleau. Dans la torpeur de l’été, on entendait, montant de là, le murmure grave des voix des élèves apprenant leurs leçons, tel le bourdonnement d’une ruche, interrompu de temps à autre par la voix autoritaire du maître qui tantôt menaçait, tantôt ordonnait, ou même occasionnellement… par le claquement terrifiant de sa baguette de bouleau quand il pressait quelque retardataire indolent sur les chemins fleuris de la connaissance. À la vérité, c’était un homme consciencieux qui gardait toujours à l’esprit cette règle d’or : « Qui aime bien, châtie bien (17) »… et Ichabod Crane aimait beaucoup ses élèves.

Je ne voudrais pas, cependant, laisser penser qu’il fût dans son école un de ces cruels potentats qui tirât plaisir de la souffrance de ses sujets ; au contraire, il administrait la justice avec plus de discernement que de sévérité, allégeant le fardeau des plus faibles pour charger davantage les plus forts. Le jeune garçon fluet qui grimaçait à la seule vue de la baguette bénéficiait de toute son indulgence, mais le maître satisfaisait aux exigences de la justice en gratifiant d’une double ration l’un de ces solides petits garnements hollandais, buté, bêcheur, que la trique rendait plus boudeur, plus rétif et plus renfrogné encore.