Il appelait cela « faire son devoir envers leurs parents » et il n’infligeait jamais un châtiment sans l’accompagner de l’assurance, si réconfortante pour le galopin contrit, « qu’il n’oublierait pas la leçon de sitôt et le remercierait jusqu’au dernier jour de sa vie ».

Après les heures de classe, il était souvent le compagnon de jeu des plus grands, et les après-midi fériés, il aimait à escorter jusqu’à la maison certains des plus petits, surtout s’ils avaient la chance d’avoir des sœurs jolies ou si leur mère était de ces excellentes ménagères aux talents culinaires reconnus. En fait, il était dans son intérêt de rester en bons termes avec ses élèves. Les revenus qu’il tirait de son école étaient maigres, et n’auraient sans doute pas suffi à lui gagner son pain quotidien, car c’était un très gros mangeur, et, bien que squelettique, il avait la faculté de se dilater comme un anaconda. Toutefois, afin que sa subsistance soit assurée, il était logé et nourri par les fermiers dont il instruisait les enfants, selon la coutume en vigueur dans ces campagnes. Ainsi passait-il à tour de rôle une semaine entière chez chacun d’eux, faisant la tournée du voisinage, transportant tous ses effets personnels serrés dans un grand mouchoir de coton.

Pour que tout cela ne grève pas trop la bourse de ses rustiques patrons, prompts à ne voir qu’une charge douloureuse dans les dépenses consacrées à l’éducation de leurs enfants, et de simples parasites en leurs maîtres d’école, il ne manquait pas une occasion de se rendre à la fois utile et agréable. Il assistait à l’occasion les fermiers dans leurs tâches les plus légères : il aidait à faire les foins, réparait les clôtures, amenait les chevaux à boire, allait chercher les vaches au pré et coupait du bois pour l’hiver. De même bannissait-il alors toute la dignité dominatrice et le pouvoir absolu dont il faisait montre dans son petit empire scolaire, si bien qu’il passait pour un homme merveilleusement gentil qui savait s’attirer la sympathie de tous. Il trouvait grâce aux yeux des mères en câlinant les enfants, surtout les plus jeunes ; et, tel le lion valeureux qui, autrefois, laissa généreusement la vie à l’agneau (18), il lui arrivait souvent de s’asseoir, un enfant sur un genou, tout en balançant du pied un berceau de longues heures durant.

En plus de ces diverses occupations, il était le maître de chant de la région et gagnait ainsi force shillings, en instruisant les plus jeunes dans l’art de la psalmodie. C’était une grande source de fierté pour lui que de prendre place, le dimanche, devant la tribune de l’église, accompagné de ses meilleurs choristes, et de ravir ainsi sans appel, du moins le croyait-il, la palme au pasteur. Il est vrai que sa voix s’élevait bien au-dessus du reste de l’assemblée des fidèles, et, aujourd’hui encore, on peut entendre quelques trémolos bien particuliers résonner non seulement dans l’église, mais aussi, par un dimanche matin tranquille, à plus d’un demi-mille de là, jusque de l’autre côté du bief ; on raconte, et cela doit être vrai, qu’ils descendent tout droit du nez d’Ichabod Crane. Ainsi, grâce à divers petits expédients, en se débrouillant astucieusement, et, comme on dit, « en faisant feu de tout bois (19) », ce brave pédagogue vivait assez décemment, et tous ceux qui ne comprenaient rien aux tâches intellectuelles étaient convaincus qu’il avait la vie merveilleusement facile.

Le maître d’école est en général considéré, dans les cercles féminins d’une contrée rurale, comme un personnage important. On voit en lui une sorte de gentilhomme oisif et bien élevé, aux goûts et aux talents infiniment supérieurs à ceux des rudes soupirants de la campagne, tant il est vrai que souvent son érudition ne le cède guère qu’à celle du pasteur. En conséquence, sa présence à la table d’une ferme à l’heure du thé est susceptible d’occasionner quelque effervescence ; on apporte des pâtisseries ou des sucreries supplémentaires, ou même, à l’occasion, on sort la théière en argent. Notre homme de lettres avait donc toutes les raisons du monde de se sentir flatté des sourires de toutes ces demoiselles de la campagne. Il fallait le voir en leur compagnie, entre les services, le dimanche, dans le cimetière de l’église ! Il allait cueillir pour elles des grappes de raisin à la vigne sauvage qui envahissait les arbres alentour, il récitait, pour les amuser, toutes les épitaphes inscrites sur les pierres tombales, ou flânait le long du bief tout proche, entouré d’une volée de belles, tandis que, plus intimidés, les malheureux paysans restaient en arrière, penauds, enviant son aisance et son indéniable élégance.

Cette existence quasi nomade faisait également de lui une manière de gazette itinérante, car il se chargeait volontiers de colporter d’un foyer à l’autre tous les ragots qui couraient dans la région, de sorte que sa présence était toujours beaucoup appréciée. Il était, en outre, considéré par les femmes comme un homme d’une grande érudition, ayant lu plusieurs livres jusqu’au bout. Enfin, c’était un grand connaisseur de l’œuvre de Cotton Mather, Histoire de la sorcellerie en Nouvelle-Angleterre (20), à laquelle, ceci dit en passant, il croyait dur comme fer.

À dire vrai, il était fait d’un étrange alliage de menue rouerie et de crédulité simple. Son appétit de merveilleux n’avait d’égal que son aisance à l’assimiler, qualités qui n’avaient fait que s’épanouir depuis qu’il s’était installé dans cette contrée enchantée. Aucun conte n’était trop énorme ou trop monstrueux pour ses capacités hors du commun à les digérer. Souvent, l’après-midi, après avoir laissé partir la classe, il aimait à s’étendre sur le tapis de trèfle moelleux qui bordait le petit ruisseau qu’on entendait chanter depuis son école, pour étudier les contes inquiétants du vénérable Mather, jusqu’à ce que le soir qui tombait fondît les caractères et les pages dans les brumes du crépuscule. Alors, tandis qu’il s’acheminait vers la ferme où il logeait à ce moment-là, traversant marais, rivières et forêts terrifiantes, le moindre bruit de la nature, à cette heure ensorcelante, titillait son imagination enflammée : la plainte de l’engoulevent (21) sur le versant de la colline, le coassement prophétique du crapaud arboricole annonçant l’orage, le hululement lugubre de l’effraie ou bien, dans les fourrés, les soudains bruissements d’ailes d’oiseaux effarouchés quittant leurs perchoirs. Les lucioles, également, qui, dans les coins les plus sombres, brillent d’une lumière particulièrement vive, le faisaient parfois sursauter lorsqu’un spécimen d’un éclat peu ordinaire croisait brusquement sa route, jaillissant de l’ombre ; de même, quand, par le plus grand des hasards, un gros coléoptère stupide le heurtait dans son vol maladroit, le pauvre paladin était prêt de perdre l’esprit, persuadé qu’il était d’être la proie des sortilèges d’une sorcière. Son unique recours dans de telles circonstances – qu’il voulût ainsi museler son imagination ou écarter les mauvais esprits – était de chanter des psaumes ; voilà qui remplissait d’effroi les braves gens du Val Dormant lorsqu’ils entendaient, assis le soir devant leurs portes, sa mélopée nasillarde monter au loin depuis les collines ou s’égrener le long de la route dans le crépuscule : « de douceur partagée longtemps perpétuée (22) ».

Il aimait également satisfaire son goût du frisson en écoutant les contes des vieilles Hollandaises, pendant les longues soirées d’hiver, alors qu’elles filaient, assises au coin du feu, et qu’une rangée de pommes rôtissait en crépitant dans l’âtre. Il se délectait de ces prodigieuses histoires de fantômes et de lutins (23), de champs, de ruisseaux, de ponts, de demeures hantés, et surtout de celles du Cavalier sans tête, du Cavalier Hessois du Val, comme elles l’appelaient quelquefois. Il les régalait à son tour d’anecdotes sur la sorcellerie, sur les présages effroyables, les mirages et les souffles de mauvais augure qui planent dans les airs, phénomènes très répandus au Connecticut, dans des temps plus anciens. Il les effrayait pour de bon avec ses spéculations sur les comètes et les étoiles filantes, ou en insistant sur le fait, indiscutablement alarmant, que la terre tourne et que nous passons la moitié de notre temps la tête en bas !

Tous tiraient grand plaisir de tout cela, douillettement serrés les uns contre les autres devant la cheminée, alors qu’un bon feu de bois crépitait dans l’âtre et teintait les murs d’un beau rouge sombre, de sorte qu’aucun spectre n’aurait osé se montrer. Mais les frayeurs qui s’emparaient d’Ichabod, lorsqu’il devait ensuite rentrer chez lui à pied, le lui faisaient payer très cher. Que de formes et d’ombres effrayantes vinrent tourmenter sa marche au cœur de la faible clarté blafarde d’une nuit de neige ! De quel regard nostalgique lorgnait-il alors la moindre lueur transie filtrant d’une fenêtre au loin, au-delà des champs en friche ! Combien de fois fut-il épouvanté par un vulgaire arbrisseau couvert de neige, qui, tel un spectre sous son suaire, venait lui barrer la route ! Combien de fois son sang se figea-t-il dans ses veines au seul bruit de ses propres semelles brisant la croûte de neige gelée, trop effrayé qu’il était pour regarder par-dessus son épaule de peur de découvrir quelque créature fruste marchant d’un pas lourd juste derrière lui ! Et combien de fois fut-il gagné par un désarroi profond lorsqu’une soudaine bourrasque hurlait dans les branches des arbres, à la seule idée qu’il s’agissait du Cavalier Hessois dans une de ses battues nocturnes !

Toutefois, ce n’étaient là que simples terreurs nocturnes, fantômes jaillis de l’imagination à la faveur de l’obscurité, et bien qu’Ichabod eût déjà été confronté à plus d’un spectre, et qu’il eût plus d’une fois, au cours de ses promenades solitaires, été l’objet des assauts de Satan sous diverses formes, il savait que la lumière du jour mettrait un terme à tous ses maux. Il aurait ainsi vécu une vie agréable, malgré le démon et ses multiples agissements, si son chemin n’avait croisé celui d’une créature qui entraîne généralement plus de perplexité chez les mortels que les fantômes, les lutins, et les sorcières de tout poil réunis, je veux parler… d’une femme.

Parmi ses disciples qu’il réunissait un soir par semaine pour leur prodiguer son instruction en matière de chant et de psaumes, se trouvait Katrina Van Tassel, fille unique d’un prospère fermier hollandais. C’était une jeune fille épanouie, qui venait d’avoir dix-huit ans, potelée comme une perdrix, aux joues roses, mûres et fondantes, comme les pêches du verger de son père.