Elle était universellement connue, non seulement pour sa beauté, mais parce qu’elle attendait beaucoup de la vie. Elle était en outre quelque peu coquette, comme le révélait déjà sa façon de se vêtir, mêlant tradition et modernisme, ce qui, indubitablement, rehaussait encore ses charmes. Elle portait des atours du plus bel or, que son arrière-arrière-grand-mère avait rapportés de Saardám (24), un séduisant plastron à l’ancienne mode, complété d’un court jupon provocant qui découvrait le pied et la cheville les plus gracieux à la ronde.

Ichabod Crane se laissait aisément émouvoir par le beau sexe, aussi n’est-il guère surprenant que ce morceau de choix trouvât bientôt grâce à ses yeux, surtout après qu’il lui eut rendu visite dans la demeure paternelle. Le vieux Baltus Van Tassel était le portrait achevé du fermier prospère, sadsfait et généreux. Il est vrai que son regard ou ses pensées dépassaient rarement les limites de sa propre ferme, mais dans son domaine, tout était confortable, florissant et bien entretenu. Il était fier de sa fortune, mais sans vanité, et se piquait davantage de l’abondance chaleureuse qu’elle lui apportait plutôt que du style de vie qu’elle lui procurait. Son fief était situé sur les rives de l’Hudson, au fond d’une de ces petites criques abritées, verdoyantes et fertiles dans lesquelles les fermiers hollandais aiment tant faire leurs nids. Un orme imposant y déployait ses lourdes branches, dominant l’ensemble. À son pied, dans un petit puits confectionné à l’aide d’une barrique, bouillonnait une source dont l’eau exquise était la plus douce qui fût au monde ; elle s’enfuyait ensuite à travers champs, miroitant au soleil, pour aller grossir un ruisseau avoisinant qui clapotait entre des bouquets d’aulnes et d’osiers. Tout près de la maison, se dressait une grange si vaste qu’elle aurait pu servir d’église, et dont chaque ouverture, chaque lézarde semblait sur le point de ne pouvoir contenir plus longtemps les richesses de cette ferme. Le fléau y résonnait sans relâche du matin au soir ; hirondelles et martinets filaient en gazouillant, rasant les avant-toits, et des rangs de pigeons profitaient du soleil qui chauffait le toit : certains le cou tordu comme s’ils étaient à l’affût des changements de temps, d’autres la tête sous l’aile ou blottie dans leur gorge duveteuse, d’autres encore les plumes gonflées, roucoulant et s’inclinant devant leurs dames. Des pourceaux au poil soyeux et lisse, rendus patauds par l’embonpoint, grognaient, tranquilles et repus dans leur soue ; de temps à autre, des cohortes de cochons de lait sortaient de dessous leurs ventres, comme pour humer l’air. Un escadron d’oies majestueuses, blanches comme neige, défilait sur une mare attenante, convoyant des flottes entières de canards ; les gloussements de régiments de dindes résonnaient d’un bout à l’autre de la cour de la ferme, indisposant les pintades qui poussaient des cris acerbes de protestation comme autant de ménagères acariâtres. Devant la porte de la grange, se pavanait un coq superbe, mari exemplaire, belliqueux mais aussi délicat homme du monde, qui faisait claquer ses ailes lustrées avant que de pousser son cri avec toute la fierté et le contentement que lui dictait son cœur, grattant incidemment la terre de sa patte, puis invitant généreusement sa tribu d’enfants et de femmes, éternels affamés, à partager le morceau de choix qu’il avait découvert.

Notre pédagogue se mit à saliver à la vue de ces opulentes promesses de somptueux dîners d’hiver. Son imagination vorace lui montrait chaque porcelet alentour prêt à être rôti, le ventre farci de blé indien et une pomme fourrée dans la bouche, les pigeons douillettement étendus sur la couche d’une confortable tourte et recouverts d’un couvre-lit de croûte, les oies nageant dans leur propre jus et les canards intimement appariés par plats, comme maris et femmes dans leurs nids douillets, jouissant d’une sauce à l’oignon fort convenable. Il imaginait déjà les pourceaux découpés en flèches de lard lisse et en jambons juteux ; pas une dinde qu’il ne vît délicatement troussée, le gésier fourré sous l’aile, occasionnellement parée d’un collier de saucisses savoureuses, et jusqu’au joyeux Chantecler en personne, étendu sur le dos, membres épars, servi comme accompagnement, les pattes levées comme pour solliciter la grâce que son esprit chevaleresque n’avait pu se résoudre à demander de son vivant.

Alors qu’Ichabod, ravi, rêvait à tout cela, il parcourait de ses grands yeux verts les grasses prairies, les riches champs de froment, de seigle, de sarrasin et de blé indien, les vergers chargés de fruits vermeils qui ceignaient le logis accueillant des Van Tassel, languissant d’amour pour la damoiselle qui allait hériter de ces terres. Son imagination s’enflamma encore à l’idée qu’il serait aisé de les convertir en espèces et d’investir la somme dans d’immenses domaines de terres vierges, dans des palais couverts de bardeaux en pleine nature sauvage (25). Pour couronner le tout, son inventivité féconde réalisait à l’avance tous ses désirs, lui montrant Katrina épanouie, entourée de tous ses enfants, juchée en haut d’un chariot chargé de tout le bric-à-brac domestique, avec des bouilloires et des marmites suspendues en-dessous, et lui-même, à califourchon sur une jument qui marchait à pas mesurés, un poulain sur les talons, en route pour le Kentucky, le Tennessee, ou Dieu sait où encore.

Quand il entra dans la maison, son cœur fut entièrement conquis. C’était une de ces maisons de ferme spacieuse, construite dans le style hérité des premiers colons hollandais, dont le toit, au faîte élevé, s’inclinait humblement vers le sol. Tout le long de la façade, une galerie, que l’on pouvait fermer par mauvais temps, avait été aménagée sous le surplomb des avant-toits qui tombaient assez bas ; bien à l’abri, y pendaient des fléaux, des harnais, divers ustensiles agricoles, de même que des filets pour pêcher dans la rivière toute proche ; des bancs, où l’on pouvait s’installer en été, avaient été aménagés sur les côtés et un grand rouet à une extrémité ainsi qu’une baratte à l’autre donnaient une idée des multiples usages auxquels pouvait être dédiée cette indispensable véranda.

Après avoir franchi la galerie, Ichabod, émerveillé, pénétra dans la grande salle où l’on se tenait habituellement, au cœur de cette vaste demeure. Là, ses yeux furent éblouis par des rangées d’étains splendides, disposés sur un large vaisselier. Dans un coin, se trouvait un énorme sac rempli de laine prête à être filée ; dans un autre, un monceau de tiretaine sortait tout juste du métier à tisser ; des guirlandes joyeuses faites d’épis de blé indien, de chapelets de pommes et de pêches séchées, mêlés aux colifichets de poivrons rouges, étaient accrochées le long des murs. Une porte laissée entrouverte lui permit de jeter un regard furtif sur l’excellent salon, dans lequel des chaises aux pieds de lions et des tables d’acajou sombre brillaient comme des miroirs ; des chenets, accompagnés des traditionnelles pelles et pincettes, luisaient sous leurs parures de fanes d’asperges. Des seringas et des conques ornaient le manteau de la cheminée au-dessus de laquelle des chapelets d’œufs d’oiseaux de toutes les couleurs étaient suspendus. Un gros œuf d’autruche était accroché au centre de la pièce, et dans un placard d’angle, laissé intentionnellement ouvert, étaient exposés des trésors considérables d’argenterie ancienne et de porcelaines soigneusement astiquées.

Dès l’instant où les yeux d’Ichabod goûtèrent ces délices, il dut renoncer à sa tranquillité d’esprit, et user de tout son savoir pour conquérir l’affection de l’incomparable fille de Van Tassel. Cependant, il rencontra plus de difficultés sérieuses dans cette entreprise qu’il n’en incombait généralement au chevalier errant d’antan, qui n’avait guère d’autres ennemis que des géants, des enchanteurs, des dragons crachant des flammes, tous adversaires qu’il était aisé d’affronter et de vaincre ; il lui suffisait ensuite de se frayer un chemin, à travers portes de fer ou de bronze et murs de diamant, jusqu’aux geôles du château où la dame de ses pensées était séquestrée. Il triomphait aussi aisément de toutes ces épreuves qu’un homme découpe une bûche de Noël, et, tout naturellement, la dame lui accordait alors sa main. Ichabod, au contraire, dut venir à bout du chemin escarpé menant au cœur d’une coquette de village, à travers un dédale de caprices et de sautes d’humeur représentant toujours plus de difficultés et d’obstacles. Il dut en outre affronter une horde d’adversaires en chair et en os, ainsi que bon nombre d’admirateurs du terroir qui se pressaient aux portes du cœur de la belle, toujours sur le point de s’entre-déchirer, mais prompts à faire cause commune contre un nouveau rival.

Le plus redoutable d’entre eux était un grand costaud braillard, noceur, appelé Abraham, ou, si l’on s’en tient à l’abréviation hollandaise de son nom, Brom Van Brunt, héros local qui brillait par les prouesses que lui permettaient une force et une hardiesse peu communes. C’était un gaillard large d’épaules et dégingandé, aux cheveux noirs, courts et ondulés, à l’expression franche et bourrue, quoique assez sympathique car s’y lisait un mélange de morgue et de fantaisie.