L’animal sur lequel il se maintenait à califourchon était un cheval de labour fourbu, dont la longévité n’avait d’égale que la méchanceté. C’était un animal décharné, au pelage hirsute, au cou de brebis et à la tête en forme de marteau. Sa crinière fanée, tout comme sa queue, était emmêlée et truffée de nœuds et de glouterons ; un de ses yeux avait perdu sa pupille, ce qui lui donnait un air furieux et spectral, tandis que le second brillait d’une authentique lueur diabolique. Toutefois, il avait dû faire montre de beaucoup d’ardeur et de fougue dans sa jeunesse à en juger par le nom qu’il portait : Gunpowder (30). En fait, c’était autrefois le coursier favori de son maître, le colérique Van Ripper, qui, cavalier forcené, avait insufflé très probablement un peu de son propre tempérament à l’animal, car bien que ce dernier parût âgé et fourbu, il y avait encore plus de malignité diabolique chez lui que chez aucune autre jeune pouliche du pays.
Ichabod était le cavalier parfait pour un tel coursier (31). Il montait court, ce qui amenait ses genoux presque au niveau du pommeau de la selle et ses coudes pointus ressortaient comme les pattes d’une sauterelle. Il tenait sa cravache verticale, comme un sceptre, et, tandis que son cheval allait au petit trot, les mouvements de ses bras n’étaient pas sans évoquer les battements d’une paire d’ailes. Un petit chapeau de laine reposait sur le haut de son nez, si l’on peut appeler ainsi l’étroite bande qui lui servait de front, tandis que les basques de son noir manteau flottaient au vent, presque jusqu’à la queue du cheval. Voilà à quoi ressemblait Ichabod sur son coursier, alors qu’il franchissait, cahin-caha, le portail de Hans Van Ripper. C’était tout à fait le genre d’apparition qu’on ne s’attend guère à rencontrer en plein jour.
Comme je l’ai déjà mentionné, c’était une belle journée d’automne. Le ciel était clair et serein, et la nature avait revêtu cette riche livrée dorée qu’on associe toujours à l’idée de plénitude. Les bois s’étaient couverts de tons sobres, bruns et jaunes, tandis que quelques arbres parmi les plus tendres (32) s’étaient teintés, sous la morsure du gel, de nuances brillantes d’orangé, de pourpre et d’écarlate. On commençait à voir de longs vols de canards sauvages, flottant haut dans le ciel, et l’on entendait de temps en temps le cri de l’écureuil dans les bouquets de hêtres et de noyers, ainsi qu’à intervalles réguliers, le sifflement rêveur de la caille dans le champ d’éteules voisin.
C’était le banquet d’adieux des petits oiseaux. Émoustillés par l’opulence de leurs agapes, ils voletaient, gazouillaient et s’ébattaient de fourré en fourré et d’arbre en arbre ; l’abondance et la diversité mêmes qui les entouraient les rendaient capricieux. Il y avait l’honnête grive au chant sonore et plaintif, gibier préféré des chasseurs en herbe, les vols noirs de merles siffleurs, le pivert aux ailes dorées, avec sa crête cramoisie, son large gosier noir et son plumage magnifique, le becfigue dont les ailes sont ourlées de rouge et le bout de la queue de jaune, avec sa petite coiffe de plumes à rabats, et le geai bleu, ce cuistre tapageur, dans son gai manteau d’azur et ses dessous blancs, qu’on entendait crier et jacasser, tantôt saluant, tantôt sautillant, faisant mille courbettes, tout en prétendant être en bons termes avec tous les chanteurs du sous-bois.
Tandis qu’Ichabod poursuivait tranquillement sa route en trottinant, son regard, toujours prêt à repérer le moindre signe d’abondance gastronomique, parcourait avec délices les trésors de ce plaisant automne. De tous côtés, il apercevait de substantielles réserves de pommes : les unes sur les branches d’arbres accablés de tant d’opulence, d’autres serrées dans des paniers ou des barriques prêts pour les marchés, d’autres encore entassées en de superbes piles destinées au pressoir à cidre. Plus loin, il aperçut de grands champs de blé indien dont les épis dorés pointaient hors de leur fourreau de feuilles, gages de gâteaux et de bouillies (33), mais aussi des citrouilles, à même le sol, tendant leurs ventres blonds et dodus vers le soleil comme autant de promesses généreuses de somptueuses tourtes. Il longea bientôt d’odorants champs de sarrasin, les narines emplies de l’odeur des ruches qu’il découvrit bientôt, imaginant alors avec félicité de délicates crêpes bien beurrées, fourrées de miel ou de mélasse, confectionnées par Katrina Van Tassel, de ses petites mains délicates et potelées.
Nourrissant ainsi son esprit de tant de pensées exquises et « de perspectives sucrées », il poursuivit son périple sur les flancs d’une rangée de collines qui dominaient certains des plus divins paysages qu’offre le puissant Hudson. Le large disque du soleil déclinait progressivement vers l’ouest. L’ample cœur de la Tappan Zee reposait là, immobile, lisse et brillant comme du verre, à peine ridé de loin en loin d’une légère ondulation qui prolongeait l’ombre bleutée des montagnes lointaines. Quelques nuages ambrés flottaient dans le ciel, sans un souffle d’air pour les mouvoir. L’horizon avait pris une délicate nuance dorée qui se dégradait en un pur vert pomme avant de faire place, à mi-hauteur, au bleu profond du firmament. Un rayon oblique s’attardait sur les crêtes boisées des précipices qui surplombaient parfois le fleuve, accentuant la profondeur du gris sombre et du pourpre de leurs flancs rocheux. Un sloop s’attardait au loin, descendant lentement avec le reflux, sa voile pendant inutile contre son mât, et, comme le reflet du ciel miroitait dans l’eau tranquille, on aurait dit que le vaisseau était suspendu dans les airs (34).
C’est vers le soir qu’Ichabod parvint au château de Heer (35) Van Tassel, qu’il trouva envahi par la fine fleur de la région : vieux fermiers émaciés, aux visages tannés comme du cuir, vêtus de vestes faites maison, affublés de culottes et de bas bleus, d’énormes souliers et de magnifiques boucles d’étain ; leurs petites dames, sémillantes et toutes desséchées, avec leurs bonnets serrés sur les oreilles, leurs robes courtes à taille basse et leurs jupons cousus main, avec ciseaux et pelotes d’épingles, agrémentés de poches apparentes de gai calicot. Des jeunes filles (36) rondelettes, à peine moins vieillottes que leurs mères, hormis lorsqu’un chapeau de paille, un joli ruban, ou à la rigueur une robe blanche trahissaient quelque nouveauté dans la mode de la ville. Les garçons, en habits courts aux basques carrées, avec des rangées de prodigieux boutons de cuivre, les cheveux le plus souvent nattés selon la mode de l’époque, surtout s’ils avaient pu, à cette fin, se procurer une peau d’anguille, dont on estimait, partout dans le pays, qu’elle constituait un puissant fortifiant pour les cheveux.
Nonobstant, Brom Bones, héros de la soirée, avait rejoint l’assemblée sur son coursier favori, Daredevil (37), créature à son image, pleine de fougue et de malice, dont il était le seul à pouvoir se faire obéir. Sa préférence pour les animaux rétifs, toujours enclins à jouer de mauvais tours, était notoire, vu que cela fournissait à leur cavalier autant d’occasions de se briser le cou : il considérait en effet qu’un cheval rompu au trait était indigne d’un gaillard courageux.
C’est fort volontiers que j’interromps ici mon récit un instant pour m’attarder sur le monde plein de charmes qui captiva le regard ravi de mon héros lorsqu’il pénétra dans le salon de la demeure des Van Tassel. Non pas celui de la volée de jeunes filles rondelettes et de leur étalage somptueux de rouge et de blanc, mais celui des charmes opulents, en cette époque somptueuse de l’automne, d’une authentique table hollandaise dressée pour le thé. Ah ! ces amoncellements de plateaux de pâtisseries de toutes sortes, que les mots peuvent à peine décrire, secrets des ménagères hollandaises et de leur savoir-faire : valeureux beignets (38), délicats pets-de-nonnes, buignes croustillantes qui fondent sous la dent, galettes saupoudrées de sucre, tartes sablées, gâteaux au gingembre et au miel ! Toutes les formes possibles de pâtisseries étaient là réunies. Il y avait aussi des tourtes aux pommes, aux pêches, à la citrouille, sans parler des tranches de jambon et de bœuf fumé.
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