En plus de tout cela, des plats délectables de conserves de prunes, de pêches, de poires et de coings, sans oublier les aloses grillées et les poulets rôtis, accompagnés de bols de lait et de crème, toutes ces richesses étalées pêle-mêle, comme je les ai énumérées, avec, au beau milieu, la théière maternelle, exhalant des nuages de vapeur : le Ciel en soit loué ! Il me faudrait plus de temps et de souffle pour décrire comme il le mérite ce prodigieux banquet, mais me voilà pourtant trop avide de poursuivre mon récit. Fort heureusement, Ichabod n’était pas aussi pressé que son historien et fit excellemment justice à tous ces mets de choix.
C’était un être aimable et plein de gratitude dont le cœur se gonflait d’autant plus que son ventre se remplissait de bonne chère, et dont l’humeur se bonifiait sous l’effet de la nourriture comme cela se produit chez certains hommes avec la boisson. En outre, il ne pouvait pas s’empêcher de rouler de grands yeux tout autour de lui pendant qu’il mangeait, riant sous cape à l’idée qu’il serait peut-être un jour le seigneur et maître de tout ce qui l’entourait, de ce luxe et de cette splendeur qui défiaient l’imagination. Il se voyait alors bien vite laisser derrière lui la vieille école, faire la nique à Hans Van Ripper ainsi qu’à tous ses autres patrons mesquins, et chasser à coup de pieds tout pédagogue itinérant qui oserait se prétendre son collègue !
Le vieux Baltus Van Tassel évoluait parmi ses invités, le visage gonflé de contentement et de bonne humeur, rond et jovial comme la lune au temps des moissons. Les attentions que lui dictait son sens de l’hospitalité étaient sobres mais expressives, se limitant à une poignée de mains, une tape sur l’épaule, un rire sonore, une invitation pressante « à attaquer et à se servir ».
Bientôt, les premières notes de musique, venant de la grande salle qui constituait la pièce principale, invitèrent chacun à la danse. Le musicien, un vieux nègre grisonnant, tenait lieu d’orchestre itinérant dans la région depuis plus d’un demi-siècle. Son instrument était aussi vieux et délabré qu’il l’était lui-même. La plupart du temps, il se contentait de racler deux ou trois cordes, accompagnant chaque poussée de l’archet d’un mouvement de la tête, s’inclinant presque jusqu’à terre, et frappant du pied chaque fois qu’un nouveau couple se mettait en piste.
Ichabod se flattait de ses talents de danseur tout autant que de ses capacités vocales. Pas un membre, pas une fibre chez lui qui ne participât, et si vous aviez vu sa carcasse dégingandée, en pleine action, brimbaler tout autour de la pièce, vous auriez cru avoir affaire à Saint-Guy (39) en personne, le saint patron de la danse, exécutant des figures sous vos yeux. Il faisait l’admiration de tous les nègres, de tous âges et de toutes tailles, venus de la ferme ou des environs, qui, massés à chaque fenêtre et à chaque porte, en autant de pyramides de visages noirs et luisants, assistaient à la scène pour leur plus grande joie, roulant leurs yeux tout blancs, un sourire jusqu’aux oreilles découvrant des rangées de dents blanches comme l’ivoire. Comment notre fouetteur de garnements aurait-il alors manqué d’être enjoué et ravi quand la dame de ses pensées, sa cavalière, gratifiait de sourires charmants ses regards énamourés, tandis que Brom Bones, amer, consumé d’amour et de jalousie, faisait tapisserie et ruminait seul dans son coin ?
Quand le bal toucha à sa fin, l’attention d’Ichabod fut attirée par un petit groupe d’anciens assis à une extrémité de la galerie, qui fumaient avec le vieux Van Tassel, bavardaient en évoquant l’ancien temps et racontaient d’interminables histoires datant de la guerre (40).
Ces contrées, à l’époque dont je parle, étaient de ces endroits privilégiés qui regorgent de récits et d’hommes hors du commun. Les lignes britanniques et américaines n’étaient pas passées loin pendant la guerre, ce qui en avait fait le théâtre de maraudes, avec son cortège de réfugiés, de cow-boys (41), et de toutes sortes de chevaliers de la frontière. Il s’était passé juste assez de temps pour permettre à chaque conteur d’assaisonner son histoire juste de ce qu’il faut de fiction pour que, dans la confusion de ses souvenirs, il pût se présenter comme le héros de chaque haut fait accompli alors.
Il y avait l’histoire de Doffue Martling, un gros Hollandais à barbe bleue qui avait failli prendre une frégate britannique depuis un parapet de terre, au moyen d’un vieux canon de neuf, si ce n’est que son canon avait explosé à la sixième décharge. Il y avait aussi ce vieux gentleman, qui restera anonyme, car c’est un mynheer trop riche pour qu’on prononce son nom à la légère ; c’était un excellent escrimeur, passé maître dans l’art de la parade, et, en pleine bataille de Whiteplains (42), il esquiva une balle de mousquet d’un revers de sa courte épée, de façon qu’il sentit très nettement le projectile siffler autour de la lame et ricocher sur la garde : pour appuyer ses dires, il était prêt à montrer à tout moment l’épée en question dont la garde était restée faussée. Il y en avait beaucoup d’autres qui n’avaient pas démérité sur le champ de bataille, et aucun ne doutait un seul instant qu’il n’eût significativement contribué à la victoire finale.
Mais tout cela était peu de chose comparé aux histoires de fantômes et d’apparitions qui suivirent. La région est riche de trésors légendaires de cette sorte. Ces enclaves protégées, occupées depuis longtemps, sont idéales pour qu’y fleurissent contes du cru et superstitions, ailleurs foulés aux pieds par la multitude mouvante qui peuple le plus gros de nos contrées. De plus, les fantômes n’ont guère de succès dans la plupart de nos villages, car ils ont à peine le temps de terminer leur premier somme et de se retourner dans leurs tombes que les amis qui leur ont survécu ont déjà quitté la région ; si bien que lorsqu’ils se lèvent la nuit pour faire leurs tournées, ils n’ont plus personne de connaissance à qui rendre visite. C’est peut-être la raison pour laquelle on entend si rarement parler de fantômes, si ce n’est dans nos communautés hollandaises établies depuis si longtemps.
Cependant, la cause la plus immédiate de la prolifération des histoires surnaturelles dans ces localités, était sans aucun doute la proximité du Val Dormant. L’air même qui soufflait de ce territoire hanté était un facteur de propagation : il s’en exhalait une atmosphère chargée de rêves et de fantaisies qui contaminait tout le pays. Il y avait chez les Van Tassel plusieurs personnes qui venaient du Val Dormant, et, comme à leur habitude, elles distillaient leurs légendes extravagantes et merveilleuses. On évoqua plus d’une histoire lugubre de cortèges funèbres, de cris et de lamentations, qu’on avait vus et entendus non loin du grand arbre près duquel l’infortuné Major André avait été pris, et qui se dressait pas très loin de là (43). On évoqua également la femme en blanc qui hantait cette gorge sombre appelée Raven Rock (44) et qu’on entendait souvent hurler les nuits d’hiver avant la tempête, car elle était morte là-bas dans la neige. Le plus gros de ces histoires, néanmoins, tournait autour du spectre favori du Val Dormant, le Cavalier sans tête, que l’on avait entendu plusieurs fois ces derniers temps, patrouillant à travers le pays, et qui, disait-on, attachait son cheval au beau milieu des tombes du cimetière de l’église.
La situation isolée de cette fameuse église en fait assurément un lieu volontiers hanté par les esprits perturbés. Elle est bâtie sur un tertre (45) ceint de caroubiers et d’ormes altiers, au milieu desquels ses respectables murs blanchis à la chaux luisent humblement, tels la pureté chrétienne rayonnant parmi les ombres de la Thébaïde.
De là, le sol s’incline doucement jusqu’à une nappe d’eau argentée bordée de grands arbres, entre lesquels on peut apercevoir les collines bleues longeant l’Hudson. À voir son cimetière envahi par les herbes folles et les rayons du soleil y sommeiller si paisiblement, on se dit que là au moins, les morts devraient reposer en paix (46). À partir du flanc de l’église, s’étire un ample vallon boisé, au creux duquel se rue un large cours d’eau, au milieu de fragments de rochers et de troncs d’arbres morts. Construit il y a bien des années, un pont de bois enjambe la rivière, pas très loin de l’église, là où l’eau est sombre et profonde. Des arbres au feuillage dense surplombent la route qui y conduit ainsi que le pont lui-même, les plongeant, même en plein jour, dans une ombre mélancolique qui fait place la nuit aux ténèbres les plus effrayantes. C’est l’un des endroits que le Cavalier sans tête hante le plus volontiers, et c’est là qu’on le rencontre le plus souvent.
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