Ses branches étaient noueuses et colossales, aussi grosses que des troncs d’arbres ordinaires, se tordant presque jusqu’au sol, puis remontant dans les airs. On l’associait à l’histoire tragique du malheureux André qu’on avait capturé tout près de là, et il était universellement connu sous le nom d’arbre du Major André. Les gens le considéraient généralement avec un mélange de respect et de superstition, en partie parce qu’ils compatissaient au triste sort de son infortuné (52) éponyme, mais aussi en raison des récits de scènes étranges et de lamentations sinistres qu’on racontait à son sujet.

Alors qu’Ichabod s’avançait vers cet arbre redoutable, il se mit à siffler : il crut qu’on répondait à son sifflet, mais ce n’était que le souffle âpre d’une bourrasque entre les branches mortes. Tandis qu’il s’approchait un peu plus près, il crut qu’il apercevait quelque chose de blanc, pendu au milieu de l’arbre : il s’arrêta et cessa de siffler. En y regardant mieux, il vit que c’était une portion du tronc frappée par la foudre où le bois blanc était à nu. Soudain, il entendit un grognement ; ses dents se mirent à claquer et ses genoux à battre contre la selle : ce n’était qu’une énorme branche qui frottait contre une autre, balancée par la brise. Il doubla l’arbre sain et sauf, mais de nouveaux périls l’attendaient encore.

Quelque deux cents pieds plus loin, la route traversait un petit ruisseau qui filait dans une gorge marécageuse très boisée, connue sous le nom de marais de Wiley. Quelques bûches grossières, déposées côte à côte, servaient de pont pour traverser le cours d’eau. De ce côté-ci du chemin, là où le ruisseau s’enfonçait dans les bois, un groupe de chênes et de marronniers, envahis par d’épaisses lianes sauvages, enserraient la route comme les parois sinistres d’une caverne. Passer le pont constituait l’épreuve la plus difficile. C’était à cet endroit précis que le malheureux André avait été capturé, alors que de robustes hommes de main s’étaient dissimulés sous le couvert des marronniers et des lianes pour mieux le surprendre. On considérait depuis lors que le ruisseau était hanté, et c’est toujours la peur au ventre que l’écolier se résignait à le traverser seul après la tombée de la nuit.

Comme il approchait du ruisseau, son cœur se mit à battre la chamade ; il rassembla néanmoins tout son courage, donna à sa monture une demi-douzaine de coups de talons dans les côtes, et entreprit de franchir le pont du plus vite qu’il pouvait ; mais au lieu de se mettre en route, cette vieille bête perverse fit un écart et se précipita par le travers contre la balustrade. Ce contretemps ne fit qu’augmenter la frayeur d’Ichabod qui tira brusquement sur les rênes dans la direction inverse, et donna vigoureusement du pied opposé : en vain, son coursier démarra, il est vrai, mais pour se précipiter de plus belle de l’autre côté de la route, dans un fourré de ronces et d’aulnes entremêlés. Le maître d’école s’acharna alors de la cravache et des talons sur les flancs amaigris du vieux Gunpowder, qui, renâclant et s’ébrouant, finit par s’élancer en avant… pour mieux s’arrêter juste devant le pont, avec une soudaineté qui faillit désarçonner son cavalier et le projeter par-dessus la tête de sa monture. À ce moment précis, l’oreille en alerte d’Ichabod perçut un bruit de pas lourds accompagné d’un clapotis, juste sur le côté du pont. Sur le bord du ruisseau, il aperçut une chose énorme, difforme, noire, qui se dressait dans l’ombre épaisse du sous-bois. Cela ne bougeait pas, mais semblait s’être matérialisé là, dans les ténèbres, tel un monstre gigantesque prêt à bondir sur notre voyageur.

Sous l’effet de la terreur, les cheveux du pédagogue apeuré se dressèrent sur sa tête. Que faire ? Il était trop tard pour faire volte-face et s’enfuir, et qui plus est, quelles étaient ses chances de semer un fantôme ou un lutin, si toutefois c’en était bien un, capable de chevaucher le vent ? Il se reprit donc, et, rassemblant tout son courage, s’enquit d’une voix mal assurée : « Qui va là ? » Il n’obtint pas de réponse. Il réitéra sa question d’une voix plus anxieuse encore. Il n’y eut pas davantage de réponse. Une fois de plus, il cingla les flancs de l’inébranlable Gunpowder, et, fermant les yeux, entonna un psaume avec une ferveur toute involontaire. C’est alors que la chose des ténèbres qui l’effrayait si fort se mit en mouvement, et, d’un coup de reins, elle bondit pour se retrouver au milieu de la route. Bien que la nuit fût noire et lugubre, on pouvait à présent identifier en partie cette forme inconnue. C’était en fait un cavalier de haute stature, monté sur un cheval noir colossal. Il ne manifesta nulle intention de s’en prendre à lui ou d’engager la conversation, mais se maintint à l’écart, au bord de la route, trottinant du côté borgne du vieux Gunpowder qui, revenu de son effroi, se montrait à présent moins rétif.

Ichabod, goûtant fort peu la présence de cet étrange compagnon nocturne, avait encore en mémoire l’aventure de Brom Bones et du Hessois Galopant, si bien qu’il pressa son coursier, dans l’espoir de le distancer. Cependant, l’inconnu pressa sa monture à son tour pour se maintenir à son niveau. Ichabod ralentit l’allure de son cheval et le remit au pas, pensant traîner derrière, mais l’autre fit de même. Il sentit son cœur se serrer et s’efforça de reprendre son psaume, mais sa langue desséchée, collée à son palais, ne lui permit même pas d’achever le premier verset. Il y avait quelque chose de mystérieux et d’effrayant dans le silence maussade et tenace de ce compagnon opiniâtre, qui devait bientôt trouver une explication effrayante. Comme ils franchissaient une montée, la haute silhouette de son compagnon de route se découpa sur le ciel, gigantesque, emmitouflée dans une grande cape.