On évoqua plus d’une histoire lugubre de cortèges funèbres, de cris et de lamentations, qu’on avait vus et entendus non loin du grand arbre près duquel l’infortuné Major André avait été pris, et qui se dressait pas très loin de là (43). On évoqua également la femme en blanc qui hantait cette gorge sombre appelée Raven Rock (44) et qu’on entendait souvent hurler les nuits d’hiver avant la tempête, car elle était morte là-bas dans la neige. Le plus gros de ces histoires, néanmoins, tournait autour du spectre favori du Val Dormant, le Cavalier sans tête, que l’on avait entendu plusieurs fois ces derniers temps, patrouillant à travers le pays, et qui, disait-on, attachait son cheval au beau milieu des tombes du cimetière de l’église.
La situation isolée de cette fameuse église en fait assurément un lieu volontiers hanté par les esprits perturbés. Elle est bâtie sur un tertre (45) ceint de caroubiers et d’ormes altiers, au milieu desquels ses respectables murs blanchis à la chaux luisent humblement, tels la pureté chrétienne rayonnant parmi les ombres de la Thébaïde.
De là, le sol s’incline doucement jusqu’à une nappe d’eau argentée bordée de grands arbres, entre lesquels on peut apercevoir les collines bleues longeant l’Hudson. À voir son cimetière envahi par les herbes folles et les rayons du soleil y sommeiller si paisiblement, on se dit que là au moins, les morts devraient reposer en paix (46). À partir du flanc de l’église, s’étire un ample vallon boisé, au creux duquel se rue un large cours d’eau, au milieu de fragments de rochers et de troncs d’arbres morts. Construit il y a bien des années, un pont de bois enjambe la rivière, pas très loin de l’église, là où l’eau est sombre et profonde. Des arbres au feuillage dense surplombent la route qui y conduit ainsi que le pont lui-même, les plongeant, même en plein jour, dans une ombre mélancolique qui fait place la nuit aux ténèbres les plus effrayantes. C’est l’un des endroits que le Cavalier sans tête hante le plus volontiers, et c’est là qu’on le rencontre le plus souvent. On raconte l’histoire du vieux Brouwer dont l’incrédulité à l’égard des fantômes frisait l’hérésie et qui rencontra un jour le cavalier qui s’en revenait de son incursion habituelle dans le Val Dormant ; celui-ci l’obligea à monter en croupe, et, survolant buissons et fourrés, collines et marais, ils galopèrent ainsi jusqu’au pont où le cavalier se changea brusquement en squelette, précipita le vieux Brouwer dans le ruisseau, et prit son envol au-dessus de la cime des arbres dans un grand coup de tonnerre.
Cette histoire fut immédiatement concurrencée par une aventure trois fois plus merveilleuse narrée par Brom Bones, qui présenta le Hessois galopant sous les traits d’un tricheur pour le moins cavalier (47). Il affirma qu’une nuit, alors qu’il s’en revenait du village voisin de Sing Sing (48), ce soldat de minuit était venu à la hauteur de sa monture, et qu’il avait alors parié avec lui un bol de punch qu’il ne parviendrait pas à le dépasser ; il aurait gagné en effet, car Daredevil avait battu ce lutin hippomorphe à plate couture (49), mais au moment précis où ils atteignaient le pont de l’église, le Hessois prit la poudre d’escampette et s’évanouit dans un grand éclair de feu.
Ces contes relatés de cette voix basse et somnolente qu’ont les hommes lorsqu’ils parlent dans le noir, l’expression des auditeurs de temps à autre éclairée par le rougeoiement occasionnel d’une pipe, tout cela avait profondément imprégné l’esprit d’Ichabod. Il apporta son écot en citant de larges extraits de son auteur préféré, l’inestimable Cotton Mather, et poursuivit en relatant maints événements merveilleux qui s’étaient produits dans son État natal, le Connecticut, ainsi que quelques scènes effrayantes dont il avait été témoin au cours de ses promenades nocturnes à travers le Val Dormant.
Peu à peu, les festivités prenaient fin. Les vieux fermiers commencèrent à réunir leurs familles dans les chariots que l’on entendit quelque temps brimbaler le long des chemins creux jusqu’au-delà des collines. Certaines damoiselles grimpèrent sur la selle, derrière leur soupirant, et leurs rires légers, mêlés aux claquements des sabots, résonnèrent le long des forêts silencieuses, de moins en moins perceptibles, s’affaiblissant graduellement jusqu’à ce qu’on ne les entendît plus du tout… Il était tard, et les réjouissances bruyantes firent alors place au silence quand tout le monde s’en fut allé. Seul, Ichabod s’attardait encore, selon la coutume en vigueur à la campagne chez les amoureux, pour obtenir un tête-à-tête (50) avec l’héritière, pleinement convaincu qu’il n’avait plus qu’à suivre la voie royale qui mène au succès. Ce qui se passa au cours de cet entretien, je n’ai pas la prétention d’en faire état ici, car en fait, je n’en sais rien. Toutefois, je crains que quelque chose ne clochât, car il ressortit peu après, l’air indiscutablement contrit et déprimé. Ah, ces femmes ! Ces femmes ! La belle joua-t-elle à ses dépens un de ses tours de coquette ? Les encouragements qu’elle avait adressés au pauvre pédagogue n’étaient-ils qu’une ruse pour s’assurer la conquête de son rival ? Dieu seul le sait, pas moi ! Toujours est-il qu’Ichabod s’esquiva avec l’air de quelqu’un qui venait de piller un poulailler plutôt que le cœur d’une honnête femme. Sans même jeter un coup d’œil à droite ou à gauche sur toutes les richesses campagnardes qui l’avaient si souvent fait secrètement jubiler, il se dirigea droit vers l’écurie. Là, usant de force claques et coups de pieds, il réveilla sans ménagement son coursier profondément endormi qui dut abandonner ses confortables quartiers, ainsi que ses rêves de montagnes de froment et d’avoine et de vallées entières de phléole des prés et de trèfle.
C’était l’heure maléfique de la nuit (51). Ichabod, déconfit, le cœur lourd, poursuivait sa route vers sa maison, le long des pentes des hautes collines qui dominaient Tarry Town et qu’il avait traversées si joyeusement l’après-midi. L’heure était aussi lugubre qu’il l’était lui-même. Loin en dessous de lui, s’étendaient les eaux obscures et indistinctes de la Tappan Zee, çà et là percées du grand mât d’un sloop, tranquillement ancré à l’abri des terres. Dans le silence funeste de minuit, il percevait même les jappements d’un chien de garde, sur la rive opposée de l’Hudson, mais si indistincts et si faibles qu’ils semblaient plutôt accentuer la distance qui le séparait de ce fidèle compagnon de l’homme. De temps en temps, le cocorico traînant d’un coq fortuitement réveillé résonnait également au loin, très loin, là-bas, dans quelque ferme perdue dans les collines, comme dans un rêve. Aucun signe de vie ne se manifestait à proximité, si ce n’est occasionnellement la stridulation mélancolique d’un criquet, ou peut-être le coassement guttural d’un crapaud-buffle, qui, dormant d’un sommeil agité dans un marécage proche, semblait se retourner brusquement dans son lit.
Toutes les histoires de fantômes et de lutins qu’il avait entendues l’après-midi même se pressaient maintenant dans sa mémoire. La nuit s’épaississait et les étoiles, qui semblaient prêtes à se noyer dans le ciel, se dérobaient occasionnellement à sa vue lors du passage d’un nuage. Il ne s’était jamais senti aussi seul ni aussi déprimé. Cependant, il approchait de l’endroit précis qui avait été le théâtre de tant d’histoires de fantômes. Au beau milieu de la route, poussait un gigantesque tulipier, qui se dressait tel un géant au-dessus de tous les autres arbres du voisinage et faisait office de point de repère.
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