Si la bourgeoisie allemande s'est montrée lamentablement dépourvue de capacités politiques, de discipline, de courage, d'énergie et de persévérance, la classe ouvrière allemande a donne de nombreuses preuves de toutes ces qualités. Il y a près de quatre siècles, l'Allemagne fut le point de départ du premier soulèvement de la bourgeoisie européenne; au point où en sont les choses, serait- il impossible que l'Allemagne soit encore le théâtre de la première grande victoire du prolétariat européen?
Londres, 20 avril 1892. F. ENGELS.
Chapitre I
Par son contenu, le socialisme moderne est, avant tout, le produit de la vue immédiate, d'une part, des oppositions de classes qui règnent dans la société moderne entre possédants et non possédants, bourgeois et salariés, d'autre part, de l'anarchie qui règne dans la production. Mais, par sa forme théorique, il apparaît au début comme une poursuite plus avant et qui se veut plus conséquente, des principes établis par les grands philosophes des lumières dans la France du XVIIIe siècle. Comme toute théorie nouvelle, il a dû d'abord se rattacher au fonds d'idées préexistant si profondément que ses racines plongent dans les faits économiques.
Les grands hommes qui, en France, ont éclairé les esprits pour la révolution qui venait, faisaient eux mêmes figure de révolutionnaires au plus haut degré. Ils ne reconnaissaient aucune autorité extérieure, de quelque genre qu'elle fût. Religion, conception de la nature, société, régime politique, tout fut soumis à la critique la plus impitoyable; tout dut justifier son existence devant le tribunal de la raison ou renoncer à l'existence. La raison pensante fut le seul et unique critère appliqué à toute chose. Ce fut le temps, où, comme dit Hegel, le monde était mis sur sa tête, en premier lieu dans ce sens que le cerveau humain et les principes découverts par sa pensée prétendaient servir de base à toute action et à toute association humaines, et, plus tard, en ce sens plus large, que la réalité en contradiction avec ces principes fut bouleversée en fait de fond en comble. Toutes les formes antérieures de société et d'État, toutes les vieilles idées traditionnelles furent déclarées déraisonnables et jetées au rebut; le monde ne s'était jusque là laissé conduire que par des préjugés; tout ce qui appartenait au passé ne méritait que pitié et mépris. Enfin se levait le jour, le règne de la raison; désormais, la superstition, l'injustice, le privilège et l'oppression devaient être détrônés par la vérité éternelle, la justice éternelle, l'égalité fondée sur la nature, et les droits inaliénables de l'homme.
Nous savons aujourd'hui que ce règne de la raison n'était rien d autre que le règne idéalise de la bourgeoisie; que la justice éternelle trouva sa réalisation dans la justice bourgeoise; que l'égalité aboutit à l'égalité bourgeoise devant la loi; que l'on proclama comme l'un des droits essentiels de l'homme ... La propriété bourgeoise; et que l'Ètat rationnel, le contrat social de Rousseau ne vint au monde, et ne pouvait venir au monde. que sous la forme d'une République démocratique bourgeoise. Pas plus qu'aucun de leurs prédécesseurs, les grands penseurs du XIIIe siècle ne pouvaient transgresser les barrières que leur propre époque leur avait fixées.
Mais, à côté de l'opposition entre la noblesse féodale et la bourgeoisie qui se donnait pour le représentant de tout le reste de la société, existait l'opposition universelle contre exploiteurs et exploités, riches oisifs et pauvres laborieux. Et c'est justement celle circonstance qui permit aux représentants de la bourgeoisie de se poser en représentants non pas d'une classe particulière, mais de toute l'humanité souffrante. Il y a plus. Dès sa naissance, la bourgeoisie était grevée de son contraire: les capitalistes ne peuvent pas exister sans salariés et à mesure que le bourgeois des corporations du moyen âge devenait le bourgeois moderne, dans la même mesure le compagnon des corporations et le journalier libre devenaient le prolétaire. Et même si. dans l'ensemble, la bourgeoisie pouvait prétendre représenter également, dans la lutte contre la noblesse, les intérêts des diverses classes laborieuses de ce temps, on vit cependant, à chaque grand mouvement bourgeois, se faire jour des mouvements indépendants de la classe qui était la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne. Ainsi, au temps de la Réforme et de la guerre des Paysans en Allemagne, les anabaptistes et Thomas Münzer; dans la grande Révolution anglaise, les niveleurs; dans la Révolution française, Babeuf. A ces levées de boucliers révolutionnaires d'une classe encore embryonnaire, correspondaient des manifestations théoriques; au XVIe et au XVIIe siècle, des peintures utopiques d'une société idéale; au XIIIe, des théories déjà franchement communistes (Morelly et Mably). La revendication de l'égalité ne se limitait plus aux droits politiques, elle devait s'étendre aussi à la situation sociale des individus; ce n'étaient plus seulement les privilèges de classes qu'on devait supprimer, mais les différences de classes elles mêmes. Le premier visage de la nouvelle doctrine fut ainsi un communisme aseptique se rattachant à Sparte, interdisant toute joie de l'existence. Puis vinrent les trois grands utopistes: Saint-Simon, chez qui la tendance bourgeoise garde encore un certain poids à côté de l'orientation prolétarienne; Fourier et Owen: ce dernier, dans le pays de la production capitaliste la plus évoluée et sous l'impression des contradictions qu'elle engendre, développa systématiquement ses propositions d'abolition des différences de classes, en se rattachant directement au matérialisme français.
Tous trois ont ceci de commun qu'ils ne se donnent pas comme les représentants des intérêts du prolétariat que l'histoire avait engendré dans l'intervalle. Comme les philosophes de l'ère des lumières, ils veulent affranchir non pas en premier une classe déterminée, mais immédiatement l'humanité entière.
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