Comme eux, ils veulent instaurer le royaume de la raison et de la justice éternelle; mais il y a un abîme entre leur royaume et celui des philosophes des lumières. Lui aussi, le monde bourgeois, organisé d'après les principes de ces philosophes, est irrationnel et injuste, et c'est pourquoi il doit être condamné et mis dans le même sac que le féodalisme et les autres conditions sociales antérieures. Si, jusqu'ici, la raison et la justice effectives n'ont pas régné dans le monde, c'est qu'on ne les avait pas encore exactement reconnues. Il manquait précisément l'individu génial qui est venu maintenant et qui a reconnu la vérité; qu'il se soit présenté maintenant, que la vérité soit reconnue juste maintenant, ce fait ne résulte, pas avec nécessité de l'enchaînement du développement historique comme un événement inéluctable, c'est une simple chance. L'individu de génie aurait tout aussi bien pu naître cinq cents ans plus tôt, et il aurait épargné à l'humanité cinq cents ans d'erreur, de luttes et de souffrances.

Les philosophes français du XIIIe siècle, eux qui préparaient la Révolution, en appelaient, nous l'avons vu, à la raison comme juge unique de tout ce qui existait. On devait instituer un État raisonnable, une société raisonnable; tout ce qui contredisait la raison éternelle devait être éliminé sans pitié. Nous avons vu également que cette raison éternelle n'était en réalité rien d'autre que l'entendement idéalisé du citoyen de la classe moyenne, dont son évolution faisait justement alors un bourgeois. Or, lorsque la Révolution française eut réalisé cette société de raison et cet État de raison, les nouvelles institutions, si rationnelles qu'elles fussent par rapport aux conditions antérieures, n'apparurent pas du tout comme absolument raisonnables. L'Ètat de raison avait fait complète faillite, le Contrat social de Rousseau avait trouvé sa réalisation dans l'ère de la Terreur; et pour y échapper, la bourgeoisie, qui avait perdu la foi dans sa propre capacité politique, s'était réfugiée d'abord dans la corruption du Directoire et, finalement, sous la protection du despotisme napoléonien; la paix éternelle qui avait été promise s'était convertie en une guerre de conquêtes sans fin. La société de raison n'avait pas connu un sort meilleur. L'opposition des riches et des pauvres, au lieu de se résoudre dans le bien être général, avait été aggravée par l'élimination des privilèges corporatifs et autres qui la palliaient, et par celle des établissements de bienfaisance de l'Église qui l'adoucissaient; l' « affranchissement de la propriété » de ses entraves féodales, une fois inscrit dans les faits, se manifestait, pour le petit bourgeois et le petit paysan, comme la liberté de vendre cette petite propriété écrasée par la concurrence trop puissante du grand capital et de la grande propriété foncière, et de la vendre précisément à ces puissants seigneurs; cet affranchissement se transformait ainsi pour le petit bourgeois et le petit paysan en affranchissement de toute propriété; l'essor de l'industrie sur une base capitaliste érigea la pauvreté et la misère des masses ouvrières en condition de vie de la société. Le paiement au comptant devint de plus en plus, selon l'expression de Carlyle, le seul lien de la société. Le nombre des crimes augmenta d'année en année. Si les vices féodaux qui, autrefois, s'étalaient sans pudeur au grand jour avaient été, sinon supprimés, du moins provisoirement repoussés au second plan, les vices bourgeois, nourris jusque là dans le secret, n'en fleurirent qu'avec plus d'exubérance. Le commerce tourne de plus en plus à l'escroquerie. La « fraternité » de la devise révolutionnaire se réalisa dans les chicanes et les jalousies de la concurrence. L'oppression violente fit place à la corruption; l'épée comme premier levier de puissance sociale fit place à l'argent. Le droit de cuissage passa des seigneurs féodaux aux fabricants bourgeois. La prostitution se répandit à un degré inconnu jusqu'alors. Le mariage lui-même, qui restait comme devant une forme légalement reconnue, une couverture officielle de la prostitution, se compléta par un adultère abondant. Bref, comparées aux pompeuses promesses des philosophes des lumières, les institutions sociales et politiques établies par la « victoire de la raison » se révélèrent des caricatures amèrement décevantes. Il ne manquait plus que des hommes pour constater cette déception, et ces hommes vinrent avec le tournant du siècle. En 1802 parurent les lettres de Genève de Saint-Simon; en 1808, la première oeuvre de Fourier, bien que la base de sa théorie datât déjà de 1799; le 1er janvier 1800, Robert Owen prit la direction de New Lanark.

Mais en ce temps, le mode de production capitaliste et, avec lui, l'opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat étaient encore très peu développés. La grande industrie, qui venait de naître en Angleterre, était encore inconnue en France. Or, seule la grande industrie développe, d'une part, les conflits qui font d'un bouleversement du mode de production, d'une élimination de son caractère capitaliste une nécessité inéluctable, conflits non seulement entre les classes qu'elle engendre, mais encore entre les forces productives et les formes d'échange qu'elle crée; et, d'autre part, elle seule développe, dans ces gigantesques forces productives elles mêmes, les moyens de résoudre aussi ces conflits. Si donc, vers 1800, les conflits issus du nouvel ordre social n'étaient encore qu'en devenir, à plus forte raison les moyens de les résoudre. Si les masses non possédantes de Paris avaient pu, pendant l'ère de la Terreur, conquérir un moment la domination et ainsi conduire à la victoire la Révolution bourgeoise contre la bourgeoisie elle même, elles n'avaient fait par là que démontrer combien cette domination était impossible à la longue dans les conditions d'alors. Le prolétariat, qui commençait seulement à se détacher de ces masses non possédantes comme souche d'une nouvelle classe, tout à fait incapable encore d'une action politique indépendante, se présentait comme un ordre opprimé, souffrant, qui, dans son incapacité à s'aider lui même, pouvait tout au plus recevoir une aide de l'extérieur, d'en haut.