Tandis que ses concurrents faisaient travailler de treize à quatorze heures par jour, on ne travaillait à New Lanark que dix heures et demie. Lorsqu'une crise cotonnerie arrêta le travail pendant quatre mois, les ouvriers chômeurs continuèrent à toucher leur salaire entier. Ce qui n'empêcha pas l'établissement d'augmenter en valeur de plus du double et de donner jusqu'au bout de gros bénéfices aux propriétaires.

Mais tout cela ne satisfait pas Owen l'existence qu'il avait faite à ses ouvriers était, à ses yeux, loin encore d'être digne de l'homme; « les gens étaient mes esclaves »: les circonstances relativement favorables dans lesquelles il les avait placés, étaient encore loin de permettre un développement complet et rationnel du caractère et de l'intelligence, et encore moins une libre activité vitale.

« Et, pourtant, la partie laborieuse de ces 2500 hommes produisait autant de richesse réelle pour la société qu'à peine un demi siècle auparavant une population de 600000 âmes pouvait en produire. Je me demandais: qu'advient il de la différence entre la richesse consommée par 2500 personnes et celle qu'il aurait fallu pour la consommation des 600000? »

La réponse était claire. La richesse avait été employée à assurer aux propriétaires de l'établissement 5 % d'intérêt sur leur mise de fonds et, en outre, un bénéfice de plus de 300000 livres sterling (6 millions de marks). Et ce qui était vrai pour New Lanark l'était à plus forte raison pour toutes les fabriques d'Angleterre.

«Sans cette nouvelle richesse créée par les machines, on n'aurait pas pu mener à bonne fin les guerres pour renverser Napoléon et maintenir les principes aristocratiques de la société. Et pourtant, cette puissance nouvelle était la création de la classe ouvrière».

C'est donc à elle qu'en revenaient les fruits. Les forces de production nouvelles et puissantes, qui n'avaient servi jusque là qu'à l'enrichissement de quelques uns et à l asservissement des masses, offraient pour Owen la base d'une réorganisation sociale et étaient destinées à ne travailler que pour le bien être commun, comme propriété commune de tous.

C'est de cette pure réflexion de l'homme d'affaires, comme fruit pour ainsi dire du calcul commercial, que naquit le communisme oweniens. Il conserve toujours ce même caractère tourné vers la pratique. C'est ainsi qu'en 1823, Owen proposa de remédier à la misère de l'Irlande par des colonies communistes et joignit à son projet un devis complet des frais d'établissement, des dépenses annuelles et des gains prévisibles. Ainsi encore, dans son plan définitif d'avenir, l'élaboration technique des détails, y compris le tracé, l'élévation et la vue cavalière, est faite avec une telle compétence que, une fois admise la méthode de reforme sociale d'Owen, il y a peu de chose à dire contre le détail de l'organisation, même du point de vue technique.

Le passage au communisme fut le tournant de la vie d'Owen. Tant qu'il s'était contenté du rôle de philanthrope, il n'avait récolté que richesse, approbation, honneur et gloire. Il était l'homme le plus populaire d'Europe; non seulement ses collègues, mais aussi des hommes d'État et des princes l'écoutaient et l'approuvaient. Mais lorsqu'il se présenta avec ses théories communistes, tout changea. Il y avait trois grands obstacles qui lui semblaient surtout barrer la route de la réforme sociale: la propriété privée, la religion et la forme actuelle du mariage. Il savait ce qui l'attendait s'il les attaquait: universelle mise au ban de la société officielle, perte de toute sa situation sociale. Mais il ne se laissa pas détourner de les attaquer sans ménagement, et il arriva ce qu'il avait prévu. Banni de la société officielle, enseveli sous la conspiration du silence de la presse, ruiné par ses expériences communistes manquées en Amérique, expériences dans lesquelles il avait sacrifié toute sa fortune, il se tourna directement vers la classe ouvrière et continua trente ans encore d'agir dans son sein. Tous les mouvements sociaux, tous les progrès réels qui furent réalisés en Angleterre dans l'intérêt des travailleurs se rattachent au nom d'Owen. C'est ainsi qu'après cinq ans d'efforts, il fit passer en 1819 la première loi limitant le travail des femmes et des enfants dans les fabriques . C'est ainsi qu'il présida le premier congrès au cours duquel les trade unions de toute l'Angleterre s'assemblèrent en une seule grande association syndicale. C'est ainsi qu'il introduisit, comme mesure de transition menant à une organisation entièrement communiste de la société, d'une part, les sociétés coopératives (coopératives de consommation et de production) qui, depuis, ont au moins fourni la preuve pratique que le marchand ainsi que le fabricant sont des personnages dont on peut très bien se passer; d'autre part, les bazars du travail, établissements pour l'échange de produits du travail au moyen d'une monnaie papier du travail, dont l'unité était constituée par l'heure de travail; ces établissements, nécessairement voués à l'échec, étaient une anticipation complète de la banque d'échange que Proudhon devait instituer bien plus tard, mais s'en distinguaient précisément par le fait qu'ils ne représentaient pas la panacée des maux sociaux, mais seulement un premier pas vers une transformation bien plus radicale de la société.

La manière de voir des utopistes a longtemps dominé les idées socialistes du XIXe siècle et les domine encore en partie. Elle était encore, il y a peu de temps, celle de tous les socialistes anglais et français; c'est à elle que se rattachent les débuts du communisme allemand, Weitling, compris.