Le socialisme est pour eux tous l'expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues, et il suffit qu'on le découvre pour qu'il conquière le monde par la vertu de sa propre force; comme la vérité absolue est indépendante du temps, de l'espace et du développement de l'histoire humaine, la date et le lieu de sa découverte sont un pur hasard. Cela étant, la vérité, la raison et la justice absolues redeviennent différentes avec chaque fondateur d'école; et comme l'espèce de vérité, de raison et de justice absolues qui est particulière à chacun d'eux dépend de son entendement subjectif, de ses conditions de vie, du degré de ses connaissances et de la formation de sa pensée, la seule solution possible à ce conflit de vérités absolues, c'est qu'elles s'usent l'une contre l'autre. Rien d'autre ne pouvait sortir de là qu'une espèce de socialisme éclectique moyen, comme celui qui règne, aujourd'hui encore, en fait, dans l'esprit de la plupart des ouvriers socialistes de France et d'Angleterre: un mélange, admettant la plus grande variété de nuances, où entrent, dans ce qu'elles ont de moins insolite, les observations critiques des divers fondateurs de secte, leurs thèses économiques et leurs peintures de ]a société future; et ce mélange s'opère d'autant plus facilement que, dans chaque élément composant, les arêtes vives de la précision ont été émoussées au fil des débats comme les galets au fil du ruisseau. Pour faire du socialisme une science, il fallait d'abord le placer sur un terrain réel.

 

Chapitre II

Cependant, à côté et à la suite de la philosophie française du XIIIe siècle, la philosophie allemande moderne était née et avait trouvé son achèvement en Hegel. Son plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée. Les philosophes grecs de l'antiquité étaient tous dialecticiens par naissance, par excellence de nature, et l'esprit le plus encyclopédique d'entre eux, Aristote, a aussi déjà étudié les formes les plus essentielles de la pensée dialectique. La philosophie moderne, par contre, bien que la dialectique y eût aussi de brillants représentants (par exemple Descartes et Spinoza) s'était de plus en plus embourbée, surtout sous l'influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique, qui domine aussi presque sans exception les Français du XIIIe siècle, du moins dans leurs oeuvres spécialement philosophiques. En dehors de la philosophie proprement dite, ils étaient néanmoins en mesure de produire des chefsd'oeuvre de dialectique; nous rappellerons seulement le Neveu de Rameau de Diderot et le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de Rousseau. Indiquons ici, brièvement, l'essentiel des deux méthodes.

Lorsque nous soumettons à l'examen de la pensée la nature ou l'histoire humaine ou notre propre activité mentale, ce qui s'offre d'abord à nous, c'est le tableau d'un enchevêtrement infini de relations et d'actions réciproques où rien ne reste ce qu'il était, là où il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt. Nous voyons donc d'abord le tableau d'ensemble, dans lequel les détails s'effacent encore plus ou moins; nous prêtons plus d'attention au mouvement, aux passages de l'un à l'autre, aux enchaînements qu'à ce qui se meut, passe et s'enchaîne. Cette manière primitive, naïve, mais correcte quant au fond, d'envisager le monde est celle des philosophes grecs de l'antiquité, et le premier à la formuler clairement fut Héraclite: Tout est et n'est pas car tout est fluent, tout est sans cesse en train de se transformer, de devenir et de périr. Mais cette manière de voir, si correctement qu'elle saisisse le caractère général du tableau que présente l'ensemble des phénomènes, ne suffit pourtant pas à expliquer les détails dont ce tableau d'ensemble se compose; et tant que nous ne sommes pas capables de les expliquer, nous n'avons pas non plus une idée nette du tableau d'ensemble. Pour connaître ces détails, nous sommes obligés de les détacher de leur enchaînement naturel ou historique et de les étudier individuellement dans leurs qualités, leurs causes et leurs effets particuliers, etc.. C'est au premier chef la tâche des sciences de la nature et de la recherche historique, branches d'investigation qui, pour d'excellentes raisons, ne prenaient chez les Grecs de la période classique qu'une place subordonnée puisque les Grecs avaient auparavant à rassembler les matériaux. Il faut d'abord avoir réuni, jusqu'à un certain point, des données naturelles et historiques pour pouvoir passer au dépouillement critique, à la comparaison ou à la division en classes, ordres et genres. Les rudiments de l'étude exacte de la nature ne sont donc développés que par les Grecs de la période alexandrine, et plus tard, au moyen âge? par les Arabes; encore, une science effective de la nature ne se rencontre-t-elle que dans la deuxième moitié du XVe siècle, date depuis laquelle elle a progressé à une vitesse sans cesse croissante. La décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation de divers processus et objets naturels en classes déterminées, l'étude de la constitution interne des corps organiques dans la variété de leurs aspects anatomiques, telles étaient les conditions fondamentales des progrès gigantesques que les quatre derniers siècles nous ont apportés dans la connaissance de la nature. Mais cette méthode nous a également légué l'habitude d'appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d'ensemble, par conséquent non dans leur mouvement, mais dans leur repos; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes; non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand, grâce à Bacon et à Locke, cette manière de voir passa des sciences de la nature à la philosophie, elle produisit l'étroitesse d'esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.

Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d'étude isolés, à considérer l'un après l'autre et l'un sans l'autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense que par antithèses sans moyen terme: il dit oui, oui, non, non; ce qui va au delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n'existe pas; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle même et une autre. Le positif et le négatif s'excluent absolument; la cause et l'effet s'opposent de façon tout aussi rigide. Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait évident, c'est qu'il est celui de ce qu'on appelle le bon sens. Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu'il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu'il se risque dans le vaste monde de la recherche; et la manière de voir métaphysique, si justifiée et même si nécessaire soit elle dans de vastes domaines dont l'étendue varie selon la nature de l'objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles: la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement; devant leur être, leur devenir et leur périr: devant leur repos, leur mouvement; les arbres l'empêchent de voir la forêt. Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou non; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa mère est un meurtre; et il est tout aussi impossible de constater le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n'est pas un événement unique et instantané, mais un processus de très longue durée. Pareillement, tout être organique est, à chaque instant, le même et non le même; à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d'autres, à chaque instant des cellules de son corps dépérissent et d'autres se forment; au bout d'un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s'est totalement renouvelée, elle a été remplacée par d'autres atomes de matière de sorte que tout être organisé est constamment le même et cependant un autre. A considérer les choses d'un peu près, nous trouvons encore que les deux pôles d'une contradiction, comme positif et négatif, sont tout aussi inséparables qu'opposés et qu'en dépit de toute leur valeur d'antithèse, ils se pénètrent mutuellement; pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu'appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l'ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l'universelle action réciproque, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite et vice versa.