Sous ce rapport le Dr Dühring ne déparait pas le niveau national. Rien de moins qu'un Système de philosophie complet, avec philosophie de l'esprit, de la morale, de la nature et de l'histoire; qu'un Système d'économie politique et du socialisme complet; et enfin qu'une Histoire critique de l'économie politique trois gros in- octavo, extrinsèquement et intrinsèquement pesants, trois corps d'armée d'arguments mobilisés contre tous les philosophes et économistes antérieurs en général, et contre Marx en particulier, en fait une tentative de complet « bouleversement de la science » voilà ce à quoi il me fallait me mesurer. J'ai eu à traiter de tous les sujets possibles et imaginables; depuis les concepts de temps et d'espace jusqu'au bimétallisme, depuis l'éternité de la matière et du mouvement jusqu'à la périssable nature de nos idées morales, depuis la sélection naturelle de Darwin jusqu'à l'éducation de la jeunesse dans une société future. Néanmoins, l'universalité systématique de mon adversaire m'a donné l'occasion de développer en opposition à lui, et pour la première fois dans leur enchaînement, les opinions que nous avions, Marx et moi, sur cette grande variété de sujets. Telle fut la principale raison qui me fit entreprendre cette tâche, par ailleurs ingrate.

Ma réponse, d'abord publiée en une série d'articles dans le Vorwärts de Leipzig, organe principal du Parti socialiste, fut ensuite imprimée en un volume sous le titre: M. Eugène Dühring bouleverse la science. Une deuxième édition parut à Zurich en 1886.

A la demande de mon ami Paul Lafargue, actuellement député de Lille à la Chambre des Députés, je transformai trois chapitres de ce volume et en fis une brochure qu'il traduisit et publia en 1880 sous le titre de Socialisme utopique et socialisme scientifique. Une édition polonaise et une édition espagnole furent préparées d'après le texte français. En 1883 nos amis d'Allemagne firent paraître la brochure dans sa langue originale. Depuis, des traductions faites sur le texte allemand ont été publiées en italien, en russe, en danois, en hollandais et en roumain, de telle sorte qu'avec la présente édition anglaise, ce petit volume circule en dix langues. Je ne connais aucun autre ouvrage socialiste, pas même notre Manifeste communiste de 1848 et Le Capital de Marx, qui ait été si souvent traduit. En Allemagne il a eu quatre éditions formant un total de 20000 exemplaires.

L'appendice, « La Marche », a été écrit dans l'intention de répandre dans le Parti socialiste allemand quelque connaissance élémentaire de l'histoire et du développement de la propriété terrienne en Allemagne. Cela paraissait d'autant plus nécessaire à une époque où ce parti était en passe d'étendre son influence à l'ensemble des travailleurs des villes et où il fallait gagner les travailleurs agricoles et les paysans Cet appendice a été englobé dans la traduction, car les formes originelles de possession de la terre, communes à toutes les tribus germaniques et l histoire de leur déclin sont encore moins connues en Angleterre qu'en Allemagne. J'ai laissé le texte tel qu'il était dans l'original. sans me référer à l'hypothèse récemment émise par Maxime Kovalevsky selon laquelle le partage des terres arables et des pâtures entre les membres de la Marche n été précédé par leur culture à compte commun par une grande famille patriarcale englobant plusieurs générations (la Zadruga qui existe encore chez les Slaves du Sud en est un exemple) et le partage se fit plus tard, lorsque la communauté eut grandi au point de devenir trop lourde pour une gestion à compte commun. Kovalevsky a probablement raison mais l'affaire est encore en suspens.

Les termes économiques employés dans ce livre correspondent, dans la mesure où ils sont nouveaux, à ceux de l'édition anglaise du Capital de Marx. Nous désignons par « production marchande » cette phase de l'économie dans laquelle les denrées ne sont pas produites seulement pour l'usage du producteur, mais en vue de l'échange, c'est-à-dire comme marchandises, et non comme valeurs d'usage. Cette phase s'étend depuis les premiers débuts de la production pour l'échange jusqu'à nos jours; elle n'atteint son plein développement qu'avec la production capitaliste, c'est-à-dire avec les conditions dans lesquelles le capitaliste, propriétaire des moyens de production, occupe en échange d'un salaire des ouvriers, gens privés de tout moyen de production à l'exception de leur propre force de travail, et empoche l'excédent du prix de vente des produits sur ses dépenses. Nous divisons l'histoire de la production industrielle, depuis le moyen âge, en trois périodes: (1) L'artisanat, petits maîtres-artisans assistés de quelques compagnons et apprentis, où chaque ouvrier fabrique l'article entier; (2) La manufacture, où un assez grand nombre d'ouvriers, rassemblés dans un grand atelier, fabrique l'article entier selon le principe de la division du travail, c'est-à-dire que chaque ouvrier n'exécute qu'une opération partielle, de sorte que le produit n'est terminé qu'après avoir passé successivement entre les mains de tous; (3) L'industrie moderne, où le produit est fabriqué à l'aide de machines actionnées par une source d'énergie, et où le travail de l'ouvrier se borne à surveiller et à corriger les opérations accomplies par la mécanique.

Je sais parfaitement que le contenu de ce livre va soulever les objections d'une partie considérable du public anglais. Mais si nous, continentaux, nous avions fait le moindre cas de la « respectabilité » britannique et de tout ce qu'elle recouvre de préjugés, nous serions encore plus mal lotis que nous ne le sommes. Cette brochure défend ce que nous appelons « matérialisme historique » et le mot matérialisme écorche les oreilles de l'immense majorité des lecteurs anglais. Passe encore pour « agnosticisme » mais le matérialisme leur est totalement inacceptable.

Et pourtant le berceau du matérialisme moderne n'est, depuis le XVIIe siècle, nulle part ailleurs... qu'en Angleterre.

«Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà son scolastique Duns Scot s'était demandé « si la matière ne pouvait pas penser ».