Là où elle fut introduite dans une branche d'industrie, elle ne souffrit à côté d'elle aucune méthode d'exploitation plus ancienne. Là où elle s'empara de l'artisanat, elle anéantit le vieil artisanat. Le champ du travail devint un terrain de bataille. Les grandes découvertes géographiques et les entreprises de colonisation qui les suivirent multiplièrent les débouchés et accélérèrent la transformation de l'artisanat en manufacture. La lutte n'éclata pas seulement entre les producteurs locaux individuels; les luttes locales grandirent de leur côté jusqu'à devenir des luttes nationales: les guerres commerciales du XVIIe et du XIIIe siècle. La grande industrie, enfin, et l'établissement du marché mondial ont universalisé la lutte et lui ont donné en même temps une violence inouïe. Entre capitalistes isolés, de même qu'entre industries entières et pays entiers, ce sont les conditions naturelles ou artificielles de la production qui, selon qu'elles sont plus ou moins favorables, décident de l'existence. Le vaincu est éliminé sans ménagement. C'est la lutte darwinienne pour l'existence de l'individu, transposée de la nature dans la société avec une rage décuplée. La condition de l'animal dans la nature apparaît comme l'apogée du développement humain. La contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se présente alors comme l'antagonisme entre l'organisation de la production dans la fabrique individuelle et l'anarchie de la production dans l'ensemble de la société.

C'est dans ces deux formes d'apparition de la contradiction immanente au mode de production capitaliste de par son origine que se meut ce mode de production, en décrivant sans pouvoir en sortir ce « cercle vicieux » que Fourier découvrait déjà en lui. Toutefois, ce que Fourier ne pouvait encore voir de son temps, c'est que ce cercle se rétrécit peu à peu, que le mouvement représente plutôt une spirale, laquelle, comme celle des planètes, doit atteindre sa fin en entrant en collision avec le centre. C'est la force motrice de l'anarchie sociale de la production qui transforme de plus en plus la grande majorité des hommes en prolétaires et ce sont à leur tour les masses prolétariennes qui finiront par mettre un terme à l'anarchie de la production. C'est la force motrice de l'anarchie sociale de la production qui transforme la perfectibilité infinie des machines de la grande industrie en une loi impérative pour chaque capitaliste industriel pris à part, en l'obligeant à perfectionner de plus en plus son machinisme sous peine de ruine. Mais perfectionner les machines, cela signifie rendre du travail humain superflu. Si introduction et accroissement des machines signifient éviction de millions de travailleurs à la main par un petit nombre de travailleurs à la machine, amélioration du machinisme signifie éviction de travailleurs à la machine de plus en plus nombreux et, en dernière analyse, production d'un nombre de salariés disponibles qui dépasse le besoin d'emploi moyen du capital, d'une armée de réserve industrielle complète, selon la dénomination que j'ai employée dès 1845, armée disponible pour les périodes où l'industrie travaille à haute pression, jetée sur le pavé par le krach qui suit nécessairement, boulet que la classe ouvrière traîne aux pieds en tout temps dans sa lutte pour l'existence contre le capital, régulateur qui maintient le salaire au bas niveau correspondant au besoin capitaliste. C'est ainsi que le machinisme devient, pour parler comme Marx, l'arme la plus puissante du capital contre la classe ouvrière, que le moyen de travail arrache sans cesse le moyen de subsistance des mains de l'ouvrier, que le propre produit de l'ouvrier se transforme en un instrument d'asservissement de l'ouvrier. C'est ainsi que d'emblée, l'économie des moyens de travail devient, en même temps, la dilapidation la plus brutale de la force de travail, un vol sur les conditions normales de la fonction du travail; que le machinisme, le moyen le plus puissant de réduire le temps de travail, se convertit en le plus infaillible moyen de transformer l'entière durée de la vie de l'ouvrier et de sa famille en temps de travail disponible pour faire valoir le capital; c'est ainsi que le surmenage des uns détermine le chômage des autres et que la grande industrie, qui va à la chasse, par tout le globe, du consommateur nouveau, limite à domicile la consommation des masses à un minimum de famine et sape ainsi son propre marché intérieur.

« la loi qui toujours équilibre le progrès de l'accumulation du capital et celui de la surpopulation relative ou de l'armée de réserve industrielle, rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher. C'est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l'accumulation du capital et l'accumulation de la misère, de telle sorte qu'accumulation de richesse à un pôle égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d'ignorance, d'abrutissement, de dégradation morale, d'esclavage au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. » (Marx: le Capital).

Quant à attendre du mode de production capitaliste une autre répartition des produits, ce serait demander aux électrodes d'une batterie qu'elles ne décomposent pas l'eau et qu'elles ne développent pas de l'oxygène au pôle positif et de l'hydrogène ne au pôle négatif alors qu'elles sont reliées à la batterie.

Nous avons vu comment la perfectibilité poussée au maximum du machinisme moderne se transforme, par l'effet de l'anarchie de la production dans la société, en une loi impérative pour le capitaliste industriel isolé, en l'obligeant à améliorer sans cesse son machinisme, à accroître sans cesse sa force de production. La simple possibilité de fait d'agrandir le domaine de sa production se transforme pour lui en une autre loi tout aussi impérative. J. énorme force d'expansion de la grande industrie, à côté de laquelle celle des gaz est un véritable jeu d'enfant, se manifeste à nous maintenant comme un besoin d'expansion qualitatif et quantitatif, qui se rit de toute contre pression la contre pression est constituée par la consommation, le débouché, les marchés pour les produits de la grande industrie. Mais la capacité d'expansion des marchés, extensive aussi bien qu'intensive, est dominée en premier lieu par des lois toutes différentes, dont l'action est beaucoup moins énergique. L'expansion des marchés ne peut pas aller de pair avec l'expansion de la production. La collision est inéluctable et comme elle ne peut engendrer de solution tant qu'elle ne fait pas éclater le mode de production capitaliste lui même, elle devient périodique. La production capitaliste engendre un nouveau « cercle vicieux ».

En effet, depuis 1825, date où éclata la première crise générale, la totalité du monde industriel et commercial, la production et l'échange de l'ensemble des peuples civilisés et de leurs appendices plus ou moins barbares se détraquent environ une fois tous les dix ans.