Le commerce s'arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là en quantités aussi massives qu'ils sont invendables, l'argent comptant devient invisible, le crédit s'évanouit, les fabriques s'arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. L'engorgement dure des années, forces productives et produits sont dilapidés et détruits en masse jusqu'à ce que les masses de marchandises accumulées s'écoulent enfin avec une dépréciation plus ou moins forte, jusqu'à ce que production et échange reprennent peu à peu leur marche. Progressivement l'allure s'accélère, passe au trot, le trot industriel se fait galop et ce galop augmente à son tour jusqu'au ventre à terre d'un steeple chase complet de l'industrie, du commerce, du crédit et de la spéculation, pour finir, après les sauts les plus périlleux, par se retrouver ... dans le fossé du krach. Et toujours la même répétition. Voilà ce que nous n'avons pas vécu moins de cinq fois depuis 1825, et ce que nous vivons en cet instant (1877) pour la sixième fois. Et le caractère de ces crises est si nettement marqué que Fourier a mis le doigt sur toutes en qualifiant la première de crise pléthorique.
On voit, dans les crises, la contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste arriver à l'explosion violente. La circulation des marchandises est momentanément anéantie; le moyen de circulation, l'argent, devient obstacle à la circulation; toutes les lois de la production et de la circulation des marchandises sont mises sens dessus dessous. La collision économique a atteint son point culminant: le mode de production se rebelle contre le mode d'échange.
Le fait que l'organisation sociale de la production à l'intérieur de la fabrique s'est développée jusqu'au point où elle est devenue incompatible avec l'anarchie de la production dans la société, qui subsiste à côté d'elle et au-dessus d'elle ce fait est rendu palpable aux capitalistes eux mêmes par la concentration violente des capitaux qui s'accomplit pendant les crises moyennant la ruine d'un nombre élevé de grands capitalistes et d'un nombre plus élevé encore de petits. L'ensemble du mécanisme du mode de production capitaliste refuse le service sous la pression des forces productives qu'il a lui même engendrées. Il ne peut plus transformer cette masse de moyens de production tout entière en capital; ils chôment, et c'est pourquoi l'armée de réserve industrielle doit chômer aussi. Moyens de production, moyens de subsistance, travailleurs disponibles, tous les éléments de la production et de la richesse générale existent en excédent. Mais « la pléthore devient la source de la pénurie et de la misère » (Fourier), car c'est elle précisément qui empêche la transformation des moyens de production et de subsistance en capital. Car, dans la société capitaliste, les moyens de production ne peuvent entrer en activité à moins qu'ils ne se soient auparavant transformés en capital, en moyens pour l'exploitation de la force de travail humaine. La nécessité pour les moyens de production et de subsistance de prendre la qualité de capital se dresse comme un spectre entre eux et les ouvriers. C'est elle seule qui empêche la conjonction des leviers matériels et personnels de la production; c'est elle seule qui interdit aux moyens de production de fonctionner, aux ouvriers de travailler et de vivre. D'une part, donc, le mode de production capitaliste a administré la preuve convaincante qu'il est incapable de continuer à administrer ces forces productives. D'autre part, ces forces productives elles mêmes poussent avec une puissance croissante à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales.
C'est cette réaction des forces productives en puissante croissance contre leur qualité de capital, c'est cette nécessité grandissante où l'on est de reconnaître leur nature sociale, qui obligent la classe des capitalistes elle même à les traiter de plus en plus. dans la mesure tout au moins où c'est en général possible à l'intérieur du rapport capitaliste, comme des forces de production sociales. La période industrielle de haute pression, avec son gonflement illimité du crédit, aussi bien que le krach lui même, par l'effondrement de grands établissements capitalistes, poussent à cette forme de socialisation de masses considérables de moyens de production qui se présente à nous dans les différents genres de sociétés par actions. Beaucoup de ces moyens de production et de communication sont, d'emblée, si colossaux qu'ils excluent, comme les chemins de fer, toute autre forme d'exploitation capitaliste. Mais, à un certain degré de développement, cette forme elle même ne suffit plus; les gros producteurs nationaux d'une seule et même branche industrielle s'unissent en un « trust », union qui a pour but la réglementation de la production; ils déterminent la quantité totale à produire, la répartissent entre eux et arrachent ainsi le prix de vente fixé à l'avance. Mais comme ces trusts, en général, se disloquent à la première période de mauvaises affaires, ils poussent précisément par là à une socialisation encore plus concentrée; toute la branche industrielle se transforme en une seule grande société par actions, la concurrence intérieure fait place au monopole intérieur de cette société unique; c'est ce qui est arrivé encore en 1890 avec la production anglaise de l'alcali qui, après fusion des 48 grandes usines sans exception, est maintenant dans les mains d'une seule société à direction unique, avec un capital de 120 millions de marks.
Dans les trusts, la libre concurrence se convertit en monopole, la production sans plan de la société capitaliste capitule devant la production planifiée de la société socialiste qui s'approche. Tout d'abord, certes, pour le plus grand bien des capitalistes. Mais, ici, l'exploitation devient si palpable qu'il faut qu'elle s'effondre. Pas un peuple ne supporterait une production dirigée par des trusts, une exploitation à ce point cynique de l'ensemble par une petite bande d'encaisseurs de coupons.
1 comment