Le monde sensible perd son charme original et devient le sensible abstrait du géomètre. Le mouvement physique est sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique; la géométrie est proclamée science principale. Le matérialisme se fait misanthrope. Pour pouvoir battre sur son propre terrain l'esprit misanthrope et désincarné, le matérialisme est forcé de mortifier lui-même sa chair et de se faire ascète. Il se présente comme un être de raison, mais développe aussi bien la logique inexorable de l'entendement.
« Partant de Bacon, Hobbes procède à la démonstration suivante: si leurs sens fournissent aux hommes toutes leurs connaissances, il en résulte que l'intuition, l'idée, la représentation, etc., ne sont que les fantômes du monde corporel plus ou moins dépouillé de sa forme sensible. Tout ce que la science peut faire, c'est donner un nom à ces fantômes. Un seul et même nom peut être appliqué à plusieurs fantômes. Il peut même y avoir des noms de noms. Mais il serait contradictoire d'affirmer d'une part que toutes les idées ont leur origine dans le monde sensible et de soutenir d'autre part qu'un mot est plus qu'un mot et qu'en dehors des entités représentées, toujours singulières, il existe encore des entités universelles. Au contraire, une substance incorporelle est tout aussi contradictoire qu'un corps incorporel. Corps, être, substance, tout cela est une seule et même idée réelle. On ne peut séparer la pensée d'une matière qui pense. Elle est le sujet de tous les changements. Le mot infini n'a pas de sens, à moins de signifier la capacité de notre esprit d'additionner sans fin. C'est parce que la matérialité seule peut faire l'objet de la perception et du savoir que nous ne savons rien de l'existence de Dieu. Seule est certaine ma propre existence. Toute passion humaine est un mouvement mécanique, qui finit ou commence. Les objets des instincts, voilà le bien. L'homme est soumis aux mêmes lois que la nature. Pouvoir et liberté sont identiques.
« Hobbes avait systématisé Bacon, mais sans avoir fondé plus précisément son principe de base, aux termes duquel les connaissances et les idées ont leur origine dans le monde sensible. C'est Locke qui, dans son Essai sur l'entendement humain, a donné un fondement au principe de Bacon et de Hobbes.
« De même que Hobbes anéantissait les préjugés théistes du matérialisme baconien, de même Collins, Dodwell, Coward, Hartley, Priestley, etc., firent tomber la dernière barrière théologique qui entourait le sensualisme de Locke. Pour le matérialiste tout au moins, le déisme n'est qu'un moyen commode et paresseux de se débarrasser de la religion »
Voilà ce qu'écrivait Marx à propos de l'origine britannique du matérialisme moderne. Si les Anglais d'aujourd'hui n'apprécient pas particulièrement l'hommage ainsi rendu à leurs ancêtres, ce n'en est que plus triste ! Il n'en reste pas moins indéniable que Bacon, Hobbes et Locke sont les pères de cette brillante pléiade de matérialistes français qui, en dépit des victoires sur terre et sur mer remportées sur la France par les Anglais et les Allemands, firent du XVIIle siècle le siècle français par excellence, même avant son couronnement par la Révolution française, dont nous essayons encore, tant en Angleterre qu'en Allemagne, d'acclimater les résultats
Il n'y a pas à le nier: l'étranger cultivé qui, vers le milieu du siècle, élisait domicile en Angleterre, était frappé d'une chose, et c'était ce qu'il ne pouvait s'empêcher de tenir alors pour la stupidité et la bigoterie religieuse de la respectable classe moyenne anglaise. Quant à nous, nous étions à cette époque tous matérialistes ou tout au moins des libres penseurs très avancés; il nous paraissait inconcevable que presque tous les gens cultivés pussent ajouter foi à toutes sortes d'impossibles miracles et que même des géologues, comme Buckland et Mantell, fassent violence aux objets de leur science pour qu'ils ne soient pas trop en contradiction avec les mythes de la Genèse: tandis que pour rencontrer des hommes osant se servir de leurs facultés intellectuelles en matière religieuse, il fallait aller parmi les gens incultes, le peuple des « crasseux », comme on les dénommait, parmi les travailleurs spécialement parmi les socialistes oweniens.
Mais, depuis. l'Angleterre s'est « civilisée ». L'exposition de 1851 sonna le glas de son exclusivisme insulaire: elle s'est graduellement internationalisée pour la nourriture, les moeurs et les idées; à tel point que je me prends ;i souhaiter que certaines coutumes et habitudes anglaises fassent autant de chemin sur le continent, que d'autres coutumes continentales en ont fait ici.
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