N'importe, l'introduction et les progrès de l'huile à salade, (que seule l'aristocratie connaissait avant 1851, se sont accompagnés d'une fâcheuse propagation du scepticisme continental en matière religieuse et le résultat en est que l agnosticisme, sans être encore tenu pour aussi « comme il faut » que l'Église d'Angleterre, est placé, en ce qui regarde la respectabilité, presque sur le même plan que le baptisme, mais incontestablement au-dessus de l'Armée du salut. Je ne puis m'empêcher de songer que, dans ces circonstances, ce sera une consolation pour beaucoup qui déplorent et maudissent sincèrement les progrès de l'incroyance d'apprendre que ces « lubies de fraîche date » ne sont pas d'origine étrangère et « fabriquées en Allemagne », ainsi que beaucoup d'autres objets d'usage courant, mais qu'elles sont incontestablement tout ce qu'il y a de plus Vieille Angleterre et que les Anglais d'il y a deux cents ans qui les mirent au monde allaient bien plus loin que n'osent le faire leurs descendants d'aujourd'hui.

En fait, qu'est-ce que l'agnosticisme, sinon un matérialisme « qui n'ose pas dire son nom » ? La conception de la nature qu a l'agnostique est de part en part matérialiste. Le monde naturel tout entier est gouverné par des lois et exclut absolument l'intervention d'une action extérieure. Mais, ajoute-t-il, nous n'avons aucun moyen d'affirmer ou de nier l'existence de quelque Être suprême au-delà de l'univers connu. Cette attitude pouvait encore se justifier à l'époque où Laplace répondait fièrement à Napoléon, qui lui demandait pourquoi, dans sa Mécanique céleste, il n'avait pas même mentionné le créateur: « Je n'avais pas besoin de cette hypothèse. » Mais aujourd'hui, dans la conception que nous avons d'un univers en évolution, il n'y a absolument plus de place pour un créateur ou un ordonnateur; et parler d'un Être suprême exclu de tout l'univers existant, implique une contradiction dans les termes et me semble par surcroît une injure gratuite aux sentiments des croyants.

Notre agnostique admet aussi que toute notre connaissance est basée sur les informations fournies par les sens. Mais il s'empresse d'ajouter: « Comment savoir si nos sens nous fournissent des images exactes des objets perçus par leur intermédiaire ? » Et il se met en devoir de nous indiquer que, quand il parle d'objets ou de leurs qualités, il n'entend pas en réalité ces objets et ces qualités dont on ne peut rien savoir de certain, mais simplement les impressions qu'ils ont produites sur ses sens. Voilà certes une façon de voir sur laquelle il semble incontestablement difficile d'avoir prise par la simple argumentation. Mais avant l'argumentation était l'action. Im Anfang war die Tat. Et l'action humaine avait résolu la difficulté bien avant que la subtilité humaine l'eût inventée. La preuve du pudding, c'est qu'on le mange. Dès l'instant où nous employons ces objets à notre propre usage d'après les qualités que nous percevons en eux, nous soumettons à une épreuve infaillible l'exactitude ou l'inexactitude de nos perceptions sensorielles. Si ces perceptions étaient fausses, notre appréciation de l'usage qu'on peut faire de l'objet doit aussi être fausse et notre tentative doit échouer. Mais si nous réussissons à atteindre notre but, si nous constatons que l'objet correspond à la représentation que nous en avons, qu'il donne ce que nous attendions de son usage, c'est la preuve positive que, dans le cadre de ces limites, nos perceptions de l'objet et de ses qualités concordent avec la réalité en dehors de nous. Et si par contre nous échouons, nous ne sommes généralement pas longs à découvrir la cause de notre insuccès; nous nous apercevons que la perception sur laquelle se fondait notre tentative, ou bien était par elle-même incomplète et superficielle, ou bien avait été rattachée aux résultats d'autres perceptions d'une façon qu'elles ne justifiaient pas, -- ce que nous appelons une erreur de raisonnement. Tant que nous prenons soin d'éduquer et d'utiliser correctement nos sens et de contenir notre action dans les limites prescrites par nos perceptions correctement obtenues et correctement utilisées, nous nous apercevrons que le résultat de notre action démontre la conformité de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus. Jusqu'ici il n'y a pas un seul exemple qui nous ait amenés à conclure que les perceptions de nos sens, scientifiquement contrôlées, aient engendré dans notre cerveau des représentations du monde extérieur, qui soient, par leur nature même, en désaccord avec la réalité ou qu'il y ait incompatibilité immanente entre le monde extérieur et les perceptions sensibles que nous en avons.

Mais voici que paraît l'agnostique néo-kantien qui déclare: Il se peut certes que nous percevions correctement les qualités d'une chose, mais par aucun processus des sens ou de la pensée, nous ne pouvons saisir la chose en soi. La « chose en soi » est au-delà de notre connaissance. Hegel, il y a longtemps, a déjà répondu: « Si vous connaissez toutes les qualités d'une chose, vous connaissez la chose elle-même; il ne reste que le fait que ladite chose existe en dehors de vous, et dès que vos sens vous ont appris ce fait, vous avez saisi le dernier reste de la chose en soi, la célèbre chose en soi inconnaissable de Kant. A quoi on peut ajouter que, du temps de Kant, notre connaissance des objets naturels était si fragmentaire qu'il pouvait se croire en droit de supposer, au-delà du peu que nous connaissions de chacun d'eux, une mystérieuse « chose en soi ». Mais ces insaisissables choses ont été les unes après les autres saisies, analysées et, qui plus est, reproduites par les progrès gigantesques de la science; or ce que nous pouvons produire, il nous est à coup sûr interdit de le considérer comme inconnaissable. Pour la chimie de la première moitié du siècle, les substances organiques étaient des objets mystérieux de ce genre; aujourd'hui, nous apprenons à les reconstituer les unes après les autres à partir de leurs éléments chimiques et sans l'aide d'aucun processus organique. Les chimistes modernes déclarent que, dès que la constitution chimique de n'importe quel corps est connue, il peut être reconstitué à partir de ses éléments. Nous sommes encore loin de connaître exactement la constitution des substances organiques les plus élevées, les corps abluminoïdes; mais il n'y a pas de raison que nous ne parvenions à cette connaissance, après des siècles s'il le faut, et qu'ainsi armés, nous ne puissions produire de l'albumine artificielle. Mais si nous y parvenons, nous aurons du même coup produit de la vie organique, car la vie, de ses formes les plus simples aux plus élevées, n'est que le mode d'existence normal des corps abluminoïdes.

Cependant, dès que notre agnostique a fait ces réserves de pure forme, il parle et agit comme le fieffé matérialiste qu'il est au fond.