C'est parce que la matérialité seule peut faire l'objet de la perception et du savoir que nous ne savons rien de l'existence de Dieu. Seule est certaine ma propre existence. Toute passion humaine est un mouvement mécanique, qui finit ou commence. Les objets des instincts, voilà le bien. L'homme est soumis aux mêmes lois que la nature. Pouvoir et liberté sont identiques.

« Hobbes avait systématisé Bacon, mais sans avoir fondé plus précisément son principe de base, aux termes duquel les connaissances et les idées ont leur origine dans le monde sensible. C'est Locke qui, dans son Essai sur l'entendement humain, a donné un fondement au principe de Bacon et de Hobbes.

« De même que Hobbes anéantissait les préjugés théistes du matérialisme baconien, de même Collins, Dodwell, Coward, Hartley, Priestley, etc., firent tomber la dernière barrière théologique qui entourait le sensualisme de Locke. Pour le matérialiste tout au moins, le déisme n'est qu'un moyen commode et paresseux de se débarrasser de la religion »

Voilà ce qu'écrivait Marx à propos de l'origine britannique du matérialisme moderne. Si les Anglais d'aujourd'hui n'apprécient pas particulièrement l'hommage ainsi rendu à leurs ancêtres, ce n'en est que plus triste ! Il n'en reste pas moins indéniable que Bacon, Hobbes et Locke sont les pères de cette brillante pléiade de matérialistes français qui, en dépit des victoires sur terre et sur mer remportées sur la France par les Anglais et les Allemands, firent du XVIIle siècle le siècle français par excellence, même avant son couronnement par la Révolution française, dont nous essayons encore, tant en Angleterre qu'en Allemagne, d'acclimater les résultats

Il n'y a pas à le nier: l'étranger cultivé qui, vers le milieu du siècle, élisait domicile en Angleterre, était frappé d'une chose, et c'était ce qu'il ne pouvait s'empêcher de tenir alors pour la stupidité et la bigoterie religieuse de la respectable classe moyenne anglaise. Quant à nous, nous étions à cette époque tous matérialistes ou tout au moins des libres penseurs très avancés; il nous paraissait inconcevable que presque tous les gens cultivés pussent ajouter foi à toutes sortes d'impossibles miracles et que même des géologues, comme Buckland et Mantell, fassent violence aux objets de leur science pour qu'ils ne soient pas trop en contradiction avec les mythes de la Genèse: tandis que pour rencontrer des hommes osant se servir de leurs facultés intellectuelles en matière religieuse, il fallait aller parmi les gens incultes, le peuple des « crasseux », comme on les dénommait, parmi les travailleurs spécialement parmi les socialistes oweniens.

Mais, depuis. l'Angleterre s'est « civilisée ». L'exposition de 1851 sonna le glas de son exclusivisme insulaire: elle s'est graduellement internationalisée pour la nourriture, les moeurs et les idées; à tel point que je me prends ;i souhaiter que certaines coutumes et habitudes anglaises fassent autant de chemin sur le continent, que d'autres coutumes continentales en ont fait ici. N'importe, l'introduction et les progrès de l'huile à salade, (que seule l'aristocratie connaissait avant 1851, se sont accompagnés d'une fâcheuse propagation du scepticisme continental en matière religieuse et le résultat en est que l agnosticisme, sans être encore tenu pour aussi « comme il faut » que l'Église d'Angleterre, est placé, en ce qui regarde la respectabilité, presque sur le même plan que le baptisme, mais incontestablement au-dessus de l'Armée du salut. Je ne puis m'empêcher de songer que, dans ces circonstances, ce sera une consolation pour beaucoup qui déplorent et maudissent sincèrement les progrès de l'incroyance d'apprendre que ces « lubies de fraîche date » ne sont pas d'origine étrangère et « fabriquées en Allemagne », ainsi que beaucoup d'autres objets d'usage courant, mais qu'elles sont incontestablement tout ce qu'il y a de plus Vieille Angleterre et que les Anglais d'il y a deux cents ans qui les mirent au monde allaient bien plus loin que n'osent le faire leurs descendants d'aujourd'hui.

En fait, qu'est-ce que l'agnosticisme, sinon un matérialisme « qui n'ose pas dire son nom » ? La conception de la nature qu a l'agnostique est de part en part matérialiste. Le monde naturel tout entier est gouverné par des lois et exclut absolument l'intervention d'une action extérieure. Mais, ajoute-t-il, nous n'avons aucun moyen d'affirmer ou de nier l'existence de quelque Être suprême au-delà de l'univers connu. Cette attitude pouvait encore se justifier à l'époque où Laplace répondait fièrement à Napoléon, qui lui demandait pourquoi, dans sa Mécanique céleste, il n'avait pas même mentionné le créateur: « Je n'avais pas besoin de cette hypothèse. » Mais aujourd'hui, dans la conception que nous avons d'un univers en évolution, il n'y a absolument plus de place pour un créateur ou un ordonnateur; et parler d'un Être suprême exclu de tout l'univers existant, implique une contradiction dans les termes et me semble par surcroît une injure gratuite aux sentiments des croyants.

Notre agnostique admet aussi que toute notre connaissance est basée sur les informations fournies par les sens. Mais il s'empresse d'ajouter: « Comment savoir si nos sens nous fournissent des images exactes des objets perçus par leur intermédiaire ? » Et il se met en devoir de nous indiquer que, quand il parle d'objets ou de leurs qualités, il n'entend pas en réalité ces objets et ces qualités dont on ne peut rien savoir de certain, mais simplement les impressions qu'ils ont produites sur ses sens. Voilà certes une façon de voir sur laquelle il semble incontestablement difficile d'avoir prise par la simple argumentation. Mais avant l'argumentation était l'action. Im Anfang war die Tat. Et l'action humaine avait résolu la difficulté bien avant que la subtilité humaine l'eût inventée. La preuve du pudding, c'est qu'on le mange. Dès l'instant où nous employons ces objets à notre propre usage d'après les qualités que nous percevons en eux, nous soumettons à une épreuve infaillible l'exactitude ou l'inexactitude de nos perceptions sensorielles.