Si ces perceptions étaient fausses, notre appréciation de l'usage qu'on peut faire de l'objet doit aussi être fausse et notre tentative doit échouer. Mais si nous réussissons à atteindre notre but, si nous constatons que l'objet correspond à la représentation que nous en avons, qu'il donne ce que nous attendions de son usage, c'est la preuve positive que, dans le cadre de ces limites, nos perceptions de l'objet et de ses qualités concordent avec la réalité en dehors de nous. Et si par contre nous échouons, nous ne sommes généralement pas longs à découvrir la cause de notre insuccès; nous nous apercevons que la perception sur laquelle se fondait notre tentative, ou bien était par elle-même incomplète et superficielle, ou bien avait été rattachée aux résultats d'autres perceptions d'une façon qu'elles ne justifiaient pas, -- ce que nous appelons une erreur de raisonnement. Tant que nous prenons soin d'éduquer et d'utiliser correctement nos sens et de contenir notre action dans les limites prescrites par nos perceptions correctement obtenues et correctement utilisées, nous nous apercevrons que le résultat de notre action démontre la conformité de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus. Jusqu'ici il n'y a pas un seul exemple qui nous ait amenés à conclure que les perceptions de nos sens, scientifiquement contrôlées, aient engendré dans notre cerveau des représentations du monde extérieur, qui soient, par leur nature même, en désaccord avec la réalité ou qu'il y ait incompatibilité immanente entre le monde extérieur et les perceptions sensibles que nous en avons.

Mais voici que paraît l'agnostique néo-kantien qui déclare: Il se peut certes que nous percevions correctement les qualités d'une chose, mais par aucun processus des sens ou de la pensée, nous ne pouvons saisir la chose en soi. La « chose en soi » est au-delà de notre connaissance. Hegel, il y a longtemps, a déjà répondu: « Si vous connaissez toutes les qualités d'une chose, vous connaissez la chose elle-même; il ne reste que le fait que ladite chose existe en dehors de vous, et dès que vos sens vous ont appris ce fait, vous avez saisi le dernier reste de la chose en soi, la célèbre chose en soi inconnaissable de Kant. A quoi on peut ajouter que, du temps de Kant, notre connaissance des objets naturels était si fragmentaire qu'il pouvait se croire en droit de supposer, au-delà du peu que nous connaissions de chacun d'eux, une mystérieuse « chose en soi ». Mais ces insaisissables choses ont été les unes après les autres saisies, analysées et, qui plus est, reproduites par les progrès gigantesques de la science; or ce que nous pouvons produire, il nous est à coup sûr interdit de le considérer comme inconnaissable. Pour la chimie de la première moitié du siècle, les substances organiques étaient des objets mystérieux de ce genre; aujourd'hui, nous apprenons à les reconstituer les unes après les autres à partir de leurs éléments chimiques et sans l'aide d'aucun processus organique. Les chimistes modernes déclarent que, dès que la constitution chimique de n'importe quel corps est connue, il peut être reconstitué à partir de ses éléments. Nous sommes encore loin de connaître exactement la constitution des substances organiques les plus élevées, les corps abluminoïdes; mais il n'y a pas de raison que nous ne parvenions à cette connaissance, après des siècles s'il le faut, et qu'ainsi armés, nous ne puissions produire de l'albumine artificielle. Mais si nous y parvenons, nous aurons du même coup produit de la vie organique, car la vie, de ses formes les plus simples aux plus élevées, n'est que le mode d'existence normal des corps abluminoïdes.

Cependant, dès que notre agnostique a fait ces réserves de pure forme, il parle et agit comme le fieffé matérialiste qu'il est au fond. Il dira bien: « Pour autant que nous le sachions, la matière et le mouvement -- l'énergie, comme on dit à présent -- ne peuvent être ni créés ni détruits, mais nous n'avons aucune preuve qu'ils n'aient pas été créés à m moment quelconque. » Mais si vous essayez de retourner cette concession contre lui dans quelque cas particulier, il s'empresse de vous éconduire et de vous imposer silence. S'il admet la possibilité du spiritualisme in abstracto, il ne veut pas en entendre parler in concreto. Il vous dira: « Autant que nous le sachions et puissions le savoir, il n'existe pas de créateur et d'ordonnateur de l'univers; en ce qui nous concerne, la matière et l'énergie ne peuvent être ni créées ni détruites; pour nous, la pensée est une forme de l'énergie, une fonction du cerveau; tout ce que nous savons, c'est que le monde matériel est gouverné par des lois immuables et ainsi de suite. » Donc, dans la mesure où il est un homme de science, où il sait quelque chose, il est matérialiste; mais hors de sa science, dans les sphères où il ne sait rien, il traduit son ignorance en grec et l'appelle agnosticisme.

En tout cas, une chose paraît claire: même si j'étais un agnostique, il est évident que je ne pourrais qualifier la conception de l'histoire esquissée dans ce petit livre d'« agnosticisme historique ». Les gens pieux se moqueraient de moi, et les agnostiques s'indigneraient et me demanderaient si je veux les tourner en ridicule. J'espère donc que même la respectabilité britannique ne sera pas trop scandalisée si je me sers en anglais, ainsi que je le fais en plusieurs autres langues du mot « matérialisme historique » pour désigner une conception du cours de l'histoire qui recherche la cause première et la force motrice décisive de tous les événements historiques importants dans le développement économique de la société, dans la transformation des modes de production et d'échange, dans la division de la société en classes distinctes qui en résulte et dans les luttes de ces classes entre elles.

On m'accordera d'autant plus rapidement cette permission si je montre que le matérialisme historique peut être de quelque avantage même pour la respectabilité britannique. J'ai déjà remarqué qu'il y a quelque quarante ou cinquante ans de cela, l'étranger cultivé qui s'établissait en Angleterre était frappé par ce qu'il était contraint de considérer comme la bigoterie religieuse et la stupidité de la respectable classe moyenne anglaise. Je vais démontrer maintenant que la respectable classe moyenne de l'Angleterre de cette époque n'était pas aussi stupide qu'elle paraissait l'être à l'intelligent étranger. On peut expliquer ses penchants religieux.

Quand l'Europe émergea du moyen âge, la bourgeoisie montante; des villes constituait chez elle l'élément révolutionnaire. Cette classe avait conquis dans l'organisation féodale une position reconnue, mais qui, elle-même, était devenue trop étroite pour sa force d'expansion. Le développement de la classe moyenne, de la bourgeoisie, devenait incompatible avec le maintien du système féodal: le système féodal devait donc être détruit.