Dès ce moment, la lutte dégénéra en une querelle entre les princes locaux et le pouvoir central, et elle eut pour conséquence de rayer pour deux siècles l'Allemagne du nombre des nations européennes jouant un rôle politique. La réforme luthérienne enfanta certes un nouveau credo, mais une religion adaptée aux besoins de la monarchie absolue. Les paysans allemands du Nord- Est ne s'étaient pas plutôt convertis au luthéranisme, que d'hommes libres ils furent ramenés au rang de serfs.
Mais là où Luther échoua, Calvin remporta la victoire. Le dogme calviniste convenait particulièrement bien aux éléments les plus hardis de la bourgeoisie de l'époque. Sa doctrine de la prédestination était l'expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l'insuccès ne dépendent ni de l'activité, ni de l'habileté de l'homme, mais de circonstances échappant à son contrôle. Succès ou insuccès ne sont pas ceux de qui veut ou de qui dirige: ils tiennent à la grâce de puissances économiques supérieures à l'individu et inconnues de lui. Cela était particulièrement vrai à une époque de révolution économique, alors que de nouveaux centres commerciaux et de nouvelles routes de commerce remplaçaient tous les anciens, que les Indes et l'Amérique étaient ouvertes au monde, et que les articles de foi économiques les plus respectables la valeur de l'or et de l'argent-commençaient à chanceler et à s'écrouler. De plus la constitution de l'Église de Calvin était absolument démocratique et républicaine, et là où le royaume de Dieu était républicains, les royaumes de ce monde pouvaient-ils rester sous la domination de monarques, d'évêques et de seigneurs féodaux ? Tandis que le luthéranisme allemand devenait un instrument docile entre les mains des princes, le calvinisme fonda une République en Hollande et d'actifs partis républicains en Angleterre et, surtout, en Écosse.
Le deuxième grand soulèvement de la bourgeoisie trouva dans le calvinisme une doctrine toute prête. Ce soulèvement eut lieu en Angleterre. La bourgeoisie des villes mit le mouvement en train, et la yeomanry des campagnes le fit triompher. Il est assez curieux que, dans les trois grandes révolutions de la bourgeoisie, la paysannerie fournisse les armées pour soutenir le combat et qu'elle soit précisément la classe qui, la victoire acquise, doive être le plus sûrement ruinée par ses conséquences économiques. Un siècle après Cromwell, la yeomanry avait pratiquement disparu. Cependant sans cette yeomanry et sans l'élément plébéien des villes, jamais la bourgeoisie livrée à ses propres forces n'aurait pu continuer la lutte jusqu'au bout et n'aurait pu faire monter Charles Ire sur l'échafaud. Pour que la bourgeoisie pût consolider jusqu'à ces conquêtes qui étaient alors à portée de sa main, il fallut que la révolution dépassât de beaucoup le but qui lui était assigné exactement comme en France en 1793 et en Allemagne en 1848. Il semble que ce soit là une des lois de l'évolution de la société bourgeoise.
Quoi qu'il en soit, cet excès d'activité révolutionnaire fut nécessairement suivi en Angleterre par l'inévitable réaction, qui, à son tour, dépassa le point où elle aurait pu s'arrêter. Après une série d'oscillations, le nouveau centre de gravité finit par être atteint et il devint un nouveau point de départ. La grande période de l'histoire anglaise, que la « respectabilité » nomme la grande rébellion », et les luttes qui suivirent parvinrent à leur achèvement avec cet événement relativement insignifiant de 1689 que les historiens libéraux appellent « la glorieuse révolution ».
Le nouveau point de départ fut un compromis entre la bourgeoisie montante et les ci-devant propriétaires féodaux. Ces derniers, bien que nommés alors comme aujourd'hui l'aristocratie, étaient depuis longtemps en train de devenir ce que Louis-Philippe ne devint que beaucoup plus tard: « le premier bourgeois du royaume ». Heureusement pour l'Angleterre, les vieux barons féodaux s'étaient entre-tués durant la guerre des Deux-Roses. Leurs successeurs, quoique issus pour la plupart des mêmes vieilles familles, provenaient cependant de branches collatérales si éloignées qu'ils constituèrent un corps tout à fait nouveau; leurs habitudes et leurs goûts étaient plus bourgeois que féodaux; ils connaissaient parfaitement la valeur de l'argent et ils se mirent immédiatement à augmenter leurs rentes foncières, en expulsant des centaines de petits fermiers qu'ils remplaçaient par des moutons. Henry VIII, en dissipant en donations et prodigalités les terres de l'Église créa une légion de nouveaux propriétaires fonciers bourgeois: les innombrables confiscations de grands domaines puis leur octroi à des demi ou à de parfaits parvenus par le biais de concessions, qui furent renouvelées pendant tout le XVIIe siècle, aboutirent au même résultat. C'est pourquoi à partir de Henry VII, l' « aristocratie » anglaise, loin de contrecarrer le développement de la production industrielle, avait au contraire cherché à en bénéficier indirectement; et de même il s'était toujours trouvé une fraction de grands propriétaires fonciers disposés, pour des raisons économiques et politiques, à coopérer avec les dirigeants de la bourgeoisie industrielle et financière. Le compromis de 1689 se réalisa donc aisément. Les dépouilles politiques -- postes, sinécures, gros traitements, furent abandonnées aux grandes familles de la noblesse terrienne, sans que, pour autant, on négligeât le moins du monde les intérêts économiques de la bourgeoisie commerçante, industrielle et financière. Et ces intérêts économiques étaient déjà à l'époque suffisamment puissants pour déterminer la politique générale de la nation. Il pouvait bien y avoir des querelles sur les questions de détail, mais, dans l ensemble, l'oligarchie aristocratique ne savait que trop bien que sa prospérité économique était irrévocablement liée ù celle de la bourgeoisie industrielle et commerçante.
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