Dès lors la bourgeoisie fut une partie intégrante, modeste certes, mais reconnue comme telle, des classes dirigeantes de l'Angleterre. Avec toutes les autres, elle avait un intérêt commun au maintien de la sujétion de la grande masse ouvrière de la nation. Le marchand ou le manufacturier lui-même occupait la position de maître ou, comme on disait jusqu'à ces derniers temps, de « supérieur naturel » envers ses ouvriers, commis et domestiques. Son intérêt lui commandait de leur soutirer autant de bon travail que possible; pour cela il devait les former à la soumission convenable. Il était lui-même religieux, la religion lui avait fourni le drapeau sous lequel il avait combattu le roi et les seigneurs; il ne fut pas long à découvrir les avantages que l'on pouvait tirer de cette même religion pour agir sur l'esprit de ses inférieurs naturels et pour les rendre dociles aux ordres des maîtres qu'il avait plu à Dieu de placer au- dessus d'eux. Bref, la bourgeoisie anglaise avait désormais à prendre sa part dans l'oppression des « classes inférieures », de la grande masse productrice de la nation, et un de ses instruments d'oppression fut l'influence de la religion.
Un autre fait contribua à renforcer les penchants religieux de la bourgeoisie: la montée du matérialisme en Angleterre. Cette nouvelle doctrine non seulement scandalisait les dévots de la bourgeoisie, mais elle s'annonçait comme une philosophie qui ne convenait qu'aux lettrés et aux gens du monde cultivés, par opposition à la religion qui était tout juste bonne pour la grande masse inculte, y compris la bourgeoisie. Avec Hobbes, le matérialisme apparut sur la scène, comme défenseur de l'omnipotence et des prérogatives royales; il faisait appel à la monarchie absolue pour maintenir sous le joug ce puer robustus sed malitiosus qu'était le peuple. Il en fut de même avec les successeurs de Hobbes, avec Bolingbroke, Shaftesbury, etc.; la nouvelle forme déiste du matérialisme demeura une doctrine aristocratique, ésotérique et par conséquent odieuse à la bourgeoisie et par son hérésie religieuse, et par ses associations politiques anti-bourgeoises. Par conséquent, en opposition à ce matérialisme et à ce déisme aristocratiques, les sectes protestantes qui avaient fourni son drapeau et ses combattants à la guerre contre les Stuarts, continuèrent à constituer la force principale dé la classe moyenne progressive et forment aujourd'hui encore l'épine dorsale du « grand Parti libéral ».
Cependant, le matérialisme passait d'Angleterre en France où il rencontra une autre école philosophique matérialiste, issue du cartésianisme, avec laquelle il se fondit. Tout d'abord, il demeura en France aussi une doctrine exclusivement aristocratique; mais son caractère révolutionnaire ne tarda pas à s'affirmer. Les matérialistes français ne limitèrent pas leurs critiques aux seules questions religieuses, ils s'attaquèrent à toutes les traditions scientifiques ou institutions politiques qu'ils rencontraient; et afin de prouver que leur doctrine pouvait avoir une application universelle, ils prirent au plus court et l'appliquèrent hardiment à tous les objets du savoir dans l'oeuvre gigantesque qui leur valut leur nom l'Encyclopédie. Ainsi sous l'une ou l'autre de ses deux formes matérialisme déclaré ou déisme ce matérialisme devint la profession de foi de toute la jeunesse cultivée de France, à tel point que lorsque la Révolution éclata, la doctrine philosophique, mise au monde en Angleterre par les royalistes, donna leur étendard théorique aux républicains et aux terroristes français, et fournit le texte de la Déclaration des droits de l'homme.
La Révolution française fut le troisième soulèvement de la bourgeoisie; mais elle fut le premier qui rejeta totalement l'accoutrement religieux et livra toutes ses batailles sur le terrain ouvertement politique; elle fut aussi le premier qui poussa la lutte jusqu'à l'anéantissement de l'un des combattants, l'aristocratie, et jusqu'au complet triomphe de l'autre, la bourgeoisie. En Angleterre, la continuité des institutions pré révolutionnaires et post révolutionnaires et le compromis entre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes trouvèrent leur expression dans la continuité des précédents juridiques et dans le maintien religieux des formes féodales de la loi. La Révolution française opéra une rupture complète avec les traditions du passé, elle balaya les derniers vestiges du féodalisme et créa, avec le Code civil, une magistrale adaptation de l'ancien droit romain aux conditions du capitalisme moderne; il est l'expression presque parfaite des relations juridiques correspondant au stade de développement économique que Marx appelle la production marchande; si magistrale, que ce code de la France révolutionnaire sert aujourd'hui encore de modèle pour la réforme du droit de propriété dans tous les pays, sans en excepter l'Angleterre. N'oublions pas cependant que si la loi anglaise continue à exprimer les relations économiques de la société capitaliste dans cette langue barbare de la féodalité, qui correspond à la chose à exprimer exactement comme l'orthographe anglaise correspond à la prononciation anglaise, -- Vous écrivez Londres et vous prononcez Constantinople, disait un Français -- cette même loi anglaise est aussi la seule qui ait conservé intacte et transmis à l'Amérique et aux colonies la meilleure part de cette liberté personnelle, de cette autonomie locale et de cette indépendance à l'égard de toute intervention, celle des cours de justice exceptée, bref de ces vieilles libertés germaniques qui sur le continent ont été perdues pendant l'époque de la monarchie absolue et n'ont encore été pleinement reconquises nulle part.
Mais revenons à notre bourgeois anglais. La Révolution française lui procura une splendide occasion de détruire, avec le concours des monarchies continentales, le commerce maritime français, d'annexer des colonies françaises et d'écraser les dernières prétentions de la France à la rivalité sur mer. C'est une des raisons pour lesquelles il combattit la Révolution. L'autre était que les méthodes de cette Révolution lui étaient profondément déplaisantes. Non seulement son « exécrable » terrorisme, mais même sa tentative de pousser jusqu'au bout la domination bourgeoise. Que deviendrait le bourgeois sans son aristocratie, qui lui enseignait les belles manières (pour vilaines qu'elles fussent), qui inventait pour lui ses modes, qui fournissait des officiers à l'armée, pour le maintien de l'ordre à l'intérieur, et à la flotte, pour la conquête de nouvelles colonies et de nouveaux marchés ? Il est vrai qu'il y avait une minorité progressive de la bourgeoisie, dont les intérêts n'étaient pas tellement bien servis avec ce compromis; cette fraction, recrutée principalement dans la classe moyenne la moins riche, sympathisa avec la Révolution, mais elle était impuissante au Parlement.
Ainsi, tandis que le matérialisme devenait le credo de la Révolution française, le bourgeois anglais, vivant dans la crainte du Seigneur, resta d'autant plus fermement attaché à sa religion. Le règne de la Terreur à Paris n'avait-il pas montré à quoi on en arriverait si les instincts religieux des masses se perdaient ? Plus le matérialisme se propageait de la France aux pays voisins, renforcé par des courants théoriques similaires, en particulier par la philosophie allemande, plus le matérialisme et la libre-pensée en général devenaient, sur le continent, les qualités requises de tout homme cultivé, et plus opiniâtrement la classe moyenne d'Angleterre se cramponnait à ses multiples confessions religieuses. Ces confessions pouvaient différer les unes des autres, mais toutes étaient résolument religieuses et chrétiennes.
Tandis que la Révolution assurait en France le triomphe politique de la bourgeoisie, en Angleterre Watt, ArkWright, Cartwright et d'autres amorçaient une révolution industrielle qui déplaça totalement le centre de gravité de la puissance économique. La richesse de la bourgeoisie grandit à une vitesse considérablement plus rapide que celle de l'aristocratie foncière.
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