Pour que la bourgeoisie pût consolider jusqu'à ces conquêtes qui étaient alors à portée de sa main, il fallut que la révolution dépassât de beaucoup le but qui lui était assigné exactement comme en France en 1793 et en Allemagne en 1848. Il semble que ce soit là une des lois de l'évolution de la société bourgeoise.
Quoi qu'il en soit, cet excès d'activité révolutionnaire fut nécessairement suivi en Angleterre par l'inévitable réaction, qui, à son tour, dépassa le point où elle aurait pu s'arrêter. Après une série d'oscillations, le nouveau centre de gravité finit par être atteint et il devint un nouveau point de départ. La grande période de l'histoire anglaise, que la « respectabilité » nomme la grande rébellion », et les luttes qui suivirent parvinrent à leur achèvement avec cet événement relativement insignifiant de 1689 que les historiens libéraux appellent « la glorieuse révolution ».
Le nouveau point de départ fut un compromis entre la bourgeoisie montante et les ci-devant propriétaires féodaux. Ces derniers, bien que nommés alors comme aujourd'hui l'aristocratie, étaient depuis longtemps en train de devenir ce que Louis-Philippe ne devint que beaucoup plus tard: « le premier bourgeois du royaume ». Heureusement pour l'Angleterre, les vieux barons féodaux s'étaient entre-tués durant la guerre des Deux-Roses. Leurs successeurs, quoique issus pour la plupart des mêmes vieilles familles, provenaient cependant de branches collatérales si éloignées qu'ils constituèrent un corps tout à fait nouveau; leurs habitudes et leurs goûts étaient plus bourgeois que féodaux; ils connaissaient parfaitement la valeur de l'argent et ils se mirent immédiatement à augmenter leurs rentes foncières, en expulsant des centaines de petits fermiers qu'ils remplaçaient par des moutons. Henry VIII, en dissipant en donations et prodigalités les terres de l'Église créa une légion de nouveaux propriétaires fonciers bourgeois: les innombrables confiscations de grands domaines puis leur octroi à des demi ou à de parfaits parvenus par le biais de concessions, qui furent renouvelées pendant tout le XVIIe siècle, aboutirent au même résultat. C'est pourquoi à partir de Henry VII, l' « aristocratie » anglaise, loin de contrecarrer le développement de la production industrielle, avait au contraire cherché à en bénéficier indirectement; et de même il s'était toujours trouvé une fraction de grands propriétaires fonciers disposés, pour des raisons économiques et politiques, à coopérer avec les dirigeants de la bourgeoisie industrielle et financière. Le compromis de 1689 se réalisa donc aisément. Les dépouilles politiques -- postes, sinécures, gros traitements, furent abandonnées aux grandes familles de la noblesse terrienne, sans que, pour autant, on négligeât le moins du monde les intérêts économiques de la bourgeoisie commerçante, industrielle et financière. Et ces intérêts économiques étaient déjà à l'époque suffisamment puissants pour déterminer la politique générale de la nation. Il pouvait bien y avoir des querelles sur les questions de détail, mais, dans l ensemble, l'oligarchie aristocratique ne savait que trop bien que sa prospérité économique était irrévocablement liée ù celle de la bourgeoisie industrielle et commerçante.
Dès lors la bourgeoisie fut une partie intégrante, modeste certes, mais reconnue comme telle, des classes dirigeantes de l'Angleterre. Avec toutes les autres, elle avait un intérêt commun au maintien de la sujétion de la grande masse ouvrière de la nation. Le marchand ou le manufacturier lui-même occupait la position de maître ou, comme on disait jusqu'à ces derniers temps, de « supérieur naturel » envers ses ouvriers, commis et domestiques. Son intérêt lui commandait de leur soutirer autant de bon travail que possible; pour cela il devait les former à la soumission convenable. Il était lui-même religieux, la religion lui avait fourni le drapeau sous lequel il avait combattu le roi et les seigneurs; il ne fut pas long à découvrir les avantages que l'on pouvait tirer de cette même religion pour agir sur l'esprit de ses inférieurs naturels et pour les rendre dociles aux ordres des maîtres qu'il avait plu à Dieu de placer au- dessus d'eux. Bref, la bourgeoisie anglaise avait désormais à prendre sa part dans l'oppression des « classes inférieures », de la grande masse productrice de la nation, et un de ses instruments d'oppression fut l'influence de la religion.
Un autre fait contribua à renforcer les penchants religieux de la bourgeoisie: la montée du matérialisme en Angleterre. Cette nouvelle doctrine non seulement scandalisait les dévots de la bourgeoisie, mais elle s'annonçait comme une philosophie qui ne convenait qu'aux lettrés et aux gens du monde cultivés, par opposition à la religion qui était tout juste bonne pour la grande masse inculte, y compris la bourgeoisie. Avec Hobbes, le matérialisme apparut sur la scène, comme défenseur de l'omnipotence et des prérogatives royales; il faisait appel à la monarchie absolue pour maintenir sous le joug ce puer robustus sed malitiosus qu'était le peuple. Il en fut de même avec les successeurs de Hobbes, avec Bolingbroke, Shaftesbury, etc.; la nouvelle forme déiste du matérialisme demeura une doctrine aristocratique, ésotérique et par conséquent odieuse à la bourgeoisie et par son hérésie religieuse, et par ses associations politiques anti-bourgeoises. Par conséquent, en opposition à ce matérialisme et à ce déisme aristocratiques, les sectes protestantes qui avaient fourni son drapeau et ses combattants à la guerre contre les Stuarts, continuèrent à constituer la force principale dé la classe moyenne progressive et forment aujourd'hui encore l'épine dorsale du « grand Parti libéral ».
Cependant, le matérialisme passait d'Angleterre en France où il rencontra une autre école philosophique matérialiste, issue du cartésianisme, avec laquelle il se fondit. Tout d'abord, il demeura en France aussi une doctrine exclusivement aristocratique; mais son caractère révolutionnaire ne tarda pas à s'affirmer. Les matérialistes français ne limitèrent pas leurs critiques aux seules questions religieuses, ils s'attaquèrent à toutes les traditions scientifiques ou institutions politiques qu'ils rencontraient; et afin de prouver que leur doctrine pouvait avoir une application universelle, ils prirent au plus court et l'appliquèrent hardiment à tous les objets du savoir dans l'oeuvre gigantesque qui leur valut leur nom l'Encyclopédie. Ainsi sous l'une ou l'autre de ses deux formes matérialisme déclaré ou déisme ce matérialisme devint la profession de foi de toute la jeunesse cultivée de France, à tel point que lorsque la Révolution éclata, la doctrine philosophique, mise au monde en Angleterre par les royalistes, donna leur étendard théorique aux républicains et aux terroristes français, et fournit le texte de la Déclaration des droits de l'homme.
1 comment