La Révolution française fut le troisième soulèvement de la bourgeoisie; mais elle fut le premier qui rejeta totalement l'accoutrement religieux et livra toutes ses batailles sur le terrain ouvertement politique; elle fut aussi le premier qui poussa la lutte jusqu'à l'anéantissement de l'un des combattants, l'aristocratie, et jusqu'au complet triomphe de l'autre, la bourgeoisie. En Angleterre, la continuité des institutions pré révolutionnaires et post révolutionnaires et le compromis entre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes trouvèrent leur expression dans la continuité des précédents juridiques et dans le maintien religieux des formes féodales de la loi. La Révolution française opéra une rupture complète avec les traditions du passé, elle balaya les derniers vestiges du féodalisme et créa, avec le Code civil, une magistrale adaptation de l'ancien droit romain aux conditions du capitalisme moderne; il est l'expression presque parfaite des relations juridiques correspondant au stade de développement économique que Marx appelle la production marchande; si magistrale, que ce code de la France révolutionnaire sert aujourd'hui encore de modèle pour la réforme du droit de propriété dans tous les pays, sans en excepter l'Angleterre. N'oublions pas cependant que si la loi anglaise continue à exprimer les relations économiques de la société capitaliste dans cette langue barbare de la féodalité, qui correspond à la chose à exprimer exactement comme l'orthographe anglaise correspond à la prononciation anglaise, -- Vous écrivez Londres et vous prononcez Constantinople, disait un Français -- cette même loi anglaise est aussi la seule qui ait conservé intacte et transmis à l'Amérique et aux colonies la meilleure part de cette liberté personnelle, de cette autonomie locale et de cette indépendance à l'égard de toute intervention, celle des cours de justice exceptée, bref de ces vieilles libertés germaniques qui sur le continent ont été perdues pendant l'époque de la monarchie absolue et n'ont encore été pleinement reconquises nulle part.

Mais revenons à notre bourgeois anglais. La Révolution française lui procura une splendide occasion de détruire, avec le concours des monarchies continentales, le commerce maritime français, d'annexer des colonies françaises et d'écraser les dernières prétentions de la France à la rivalité sur mer. C'est une des raisons pour lesquelles il combattit la Révolution. L'autre était que les méthodes de cette Révolution lui étaient profondément déplaisantes. Non seulement son « exécrable » terrorisme, mais même sa tentative de pousser jusqu'au bout la domination bourgeoise. Que deviendrait le bourgeois sans son aristocratie, qui lui enseignait les belles manières (pour vilaines qu'elles fussent), qui inventait pour lui ses modes, qui fournissait des officiers à l'armée, pour le maintien de l'ordre à l'intérieur, et à la flotte, pour la conquête de nouvelles colonies et de nouveaux marchés ? Il est vrai qu'il y avait une minorité progressive de la bourgeoisie, dont les intérêts n'étaient pas tellement bien servis avec ce compromis; cette fraction, recrutée principalement dans la classe moyenne la moins riche, sympathisa avec la Révolution, mais elle était impuissante au Parlement.

Ainsi, tandis que le matérialisme devenait le credo de la Révolution française, le bourgeois anglais, vivant dans la crainte du Seigneur, resta d'autant plus fermement attaché à sa religion. Le règne de la Terreur à Paris n'avait-il pas montré à quoi on en arriverait si les instincts religieux des masses se perdaient ? Plus le matérialisme se propageait de la France aux pays voisins, renforcé par des courants théoriques similaires, en particulier par la philosophie allemande, plus le matérialisme et la libre-pensée en général devenaient, sur le continent, les qualités requises de tout homme cultivé, et plus opiniâtrement la classe moyenne d'Angleterre se cramponnait à ses multiples confessions religieuses. Ces confessions pouvaient différer les unes des autres, mais toutes étaient résolument religieuses et chrétiennes.

Tandis que la Révolution assurait en France le triomphe politique de la bourgeoisie, en Angleterre Watt, ArkWright, Cartwright et d'autres amorçaient une révolution industrielle qui déplaça totalement le centre de gravité de la puissance économique. La richesse de la bourgeoisie grandit à une vitesse considérablement plus rapide que celle de l'aristocratie foncière. Au sein de la bourgeoisie elle-même, l'aristocratie financière, les banquiers, etc., furent relégués au second plan par les manufacturiers. Le compromis de 1689, même après les changements graduels qu'il avait subis à l'avantage de la bourgeoisie, ne correspondait plus aux positions relatives des parties contractantes. Le caractère de ces parties s'était également modifié; la bourgeoisie de 1830 différait grandement de celle du siècle précédent. Le pouvoir politique, demeuré entre les mains de l'aristocratie, qui l'employait pour résister aux prétentions de la nouvelle bourgeoisie industrielle, devint incompatible avec les nouveaux intérêts économiques. Une lutte nouvelle contre l'aristocratie s'imposait, qui ne pouvait se terminer que par la victoire de la nouvelle puissance économique. D'abord, sous l'impulsion imprimée par la révolution française de 1830, le _Reform act_ passa en dépit de toutes les oppositions. Il donna à la bourgeoisie un position puissante et reconnue dans le Parlement. Puis l'abrogation des lois sur les céréales assura à jamais la suprématie de la bourgeoisie sur l'aristocratie foncière, principalement de sa fraction la plus active, les manufacturiers. C'était la plus grande victoire de la bourgeoisie; mais ce fut aussi la dernière qu'elle remporta pour son profit exclusif. Tous ses autres triomphes, par la suite, elle dut en partager les bénéfices avec une nouvelle puissance sociale, d'abord son alliée, mais bientôt sa rivale.

La révolution industrielle avait donné naissance a une classe de grands capitalistes industriels mais aussi à une classe d'ouvriers d'industrie -- bien plus nombreuse encore. Cette classe grandit en nombre au fur et à mesure que la révolution industrielle mettait la main sur de nouvelles tranches d'industries, et sa puissance grandit en proportion. Cette puissance, elle la fit sentir, dès 1824, en obligeant un Parlement récalcitrant à abroger les lois interdisant les coalitions ouvrières. Pendant l'agitation pour le Reform Act, les ouvriers constituèrent l'aile radicale du parti de la réforme: la loi de 1832 les ayant exclus du droit de vote, ils formulèrent leurs revendications dans la Charte du peuple et s'organisèrent, en opposition au grand parti bourgeois réclamant l'abrogation des lois sur les céréales, en un parti indépendant, le Parti chartiste, le premier parti ouvrier des temps modernes.

Alors éclatèrent les révolutions continentales de février mars 1848, dans lesquelles le peuple ouvrier joua un rôle si prépondérant et formula, du moins à Paris, des revendications qui, à coup sûr, étaient inadmissibles du point de vue de la société capitaliste.