Et ce fut ensuite la réaction générale. D'abord la défaite des chartistes, le 10 avril 1848; puis l'écrasement de l'insurrection des ouvriers parisiens, en juin; puis les défaites de 1849 en Italie, en Hongrie, dans l'Allemagne du Sud, et finalement la victoire de Louis Bonaparte sur Paris, le 2 décembre 1851. Pour un temps au moins, l'épouvantail des revendications ouvrières était chassé, mais à quel prix ! Si le bourgeois anglais était déjà convaincu de la nécessité de maintenir les gens du peuple dans une humeur religieuse, combien plus impérieusement cette nécessité doit s'imposer à lui après toutes ces expériences ! Sans se soucier des sarcasmes de ses compères continentaux, il continua à dépenser bon an mal an des milliers et des dizaines de milliers de livres pour l'évangélisation des classes inférieures; comme si sa propre machine religieuse n'y suffisait, il fit appel à Frère Jonathan, le plus grand organisateur à l'époque de l'entreprise religieuse, importa d'Amérique le revivalisme, Moody et Sankey et consorts, et finalement il accepta l'aide dangereuse de l'Armée du Salut, qui fait revivre la propagande du christianisme primitif, s'adresse aux pauvres comme à des élus, combat le capitalisme d'une manière religieuse et entretient ainsi un élément d'antagonisme de classe propre au christianisme primitif, susceptible de devenir un jour gênant pour les gens aisés qui sont aujourd'hui ses bailleurs de fonds consentants.
Il semble que ce soit une loi du développement historique, que la bourgeoisie ne puisse, en aucun pays d'Europe, s'emparer du pouvoir politique -- du moins pour une période assez longue à la manière exclusive dont l'aristocratie féodale l'a conservé au moyen âge. Même en France, où la féodalité fut complètement extirpée, la bourgeoisie dans sa totalité n'a détenu pleinement le pouvoir que pendant les périodes très courtes. Pendant le règne de Louis-Philippe (1830-1848), une très petite fraction de la bourgeoisie gouverna le royaume, la fraction la plus nombreuse étant exclue du suffrage par un cens très élevé. Sous la deuxième République (1848-1851), la bourgeoisie tout entière régna, mais trois ans seulement; son incapacité fraya la roule à l'Empire. C'est seulement maintenant sous la troisième République que la bourgeoisie, en son entier, a conservé le pouvoir pendant plus de vingt ans; elle donne déjà les signes réconfortants de décadence. Un règne durable de la bourgeoisie n'a été possible que dans des pays comme l'Amérique, où il n'y avait pas de féodalité et où, d'emblée, la société est partie d'une base bourgeoise. Cependant en Amérique, comme en France, les successeurs de la bourgeoisie, les ouvriers, frappent déjà à la porte.
En Angleterre la bourgeoisie ne posséda jamais le pouvoir sans partage. Même la victoire de 1832 laissa à l'aristocratie foncière la possession presque exclusive de toutes les hautes fonctions gouvernementales. La mansuétude avec laquelle la riche classe moyenne acceptait cette situation demeura pour moi incompréhensible, jusqu'à ce que j'eusse entendu dans un discours public le grand industriel libéral, M. W. A. Forster, supplier les jeunes gens de Bradford d'apprendre le français pour faire leur chemin dans le monde; il citait sa propre expérience et racontait qu'il s'était senti tout penaud, quand, en sa qualité de ministre, il dut fréquenter une société où le français était au moins aussi nécessaire que l'anglais. De fait, les bourgeois anglais étaient en règle générale à cette époque des parvenus absolument sans culture, et ne pouvaient faire autrement que d'abandonner bon gré mal gré à l'aristocratie ces postes élevés du gouvernement, qui exigeaient d'autres qualités qu'une étroitesse insulaire et une suffisance insulaire, épicées de roublardise commerciale. Même aujourd'hui les débats interminables de la presse sur l'éducation bourgeoise démontrent que la classe moyenne anglaise ne se croit pas encore assez bonne pour une éducation supérieure et ambitionne quelque chose de plus modeste Ainsi, même après l'abrogation des lois sur les céréales, on considéra comme tout naturel, que les hommes qui avaient remporté la victoire, les Cobden, les Bright, les Forster, etc., fussent exclus de toute participation au gouvernement officiel du pays, jusqu'à ce qu'enfin, vingt ans après, un nouveau Reform act leur ouvrît les portes du ministère La bourgeoisie anglaise est encore aujourd'hui si pénétrée du sentiment de son infériorité sociale qu'elle entretient à ses propres frais et à ceux de la nation une classe de parasites décoratifs pour représenter dignement la nation dans toutes les circonstances solennelles, et qu'elle s'estime fort honorée quand un de ses membres est jugé assez digne pour être admis dans ce corps choisi et privilégié, fabriqué après tout par elle-même.
La classe moyenne industrielle et commerciale n'était donc pas encore parvenue à éliminer complètement l'aristocratie foncière du pouvoir politique, quand un nouveau rival, la classe ouvrière, entra en scène. La réaction qui suivit le mouvement chartiste et les révolutions continentales, aussi bien que le développement sans précédent du commerce anglais de 1848 à 1866 (communément attribué au seul libre -- échange, mais dû bien davantage au colossal développement des chemins de fer, de la navigation à vapeur et des moyens de communication en général) avaient une fois encore fait passer la classe ouvrière sous la dépendance du Parti libéral, dont elle avait formé dans les temps pré chartistes l'aile radicale. Néanmoins, la revendication du droit de vote pour les ouvriers devint peu à peu irrésistible; tandis que les dirigeants whigs du Parti libéral « avaient la frousse », Disraeli montra sa supériorité en amenant les tories à saisir le moment favorable et à introduire une extension du droit de vote à tous ceux qui résidaient dans des villes en même temps qu'un remaniement des circonscriptions électorales. Puis vint le scrutin secret et, en 1884, l'extension du droit de vote à tous ceux qui résidaient à la campagne en même temps qu'un nouveau remaniement des circonscriptions électorales tendant à les rendre à peu près égales. Toutes ces mesures augmentèrent considérablement la puissance électorale de la classe ouvrière, au point que dans au moins 150 à 200 circonscriptions électorales, les ouvriers forment maintenant la majorité des électeurs. Mais le parlementarisme est une excellente école -- oh combien ! -- pour enseigner le respect de la tradition; si la bourgeoisie regarde avec crainte et respect ce que lord Manners a appelé plaisamment « notre vieille noblesse », la masse des ouvriers regardaient alors avec respect et déférence ceux qu'on avait coutume de désigner comme « leurs supérieurs », la bourgeoisie. A coup sûr l'ouvrier anglais était, il y a une quinzaine d'années, l'ouvrier modèle, dont l'estime respectueuse pour la situation de son maître et la réserve qu'il s'imposait pour réclamer ses droits consolaient nos économistes allemands appartenant à l'école des socialistes de la chaire des incurables tendances communistes et révolutionnaires du prolétariat de leur propre nation.
Mais les bourgeois anglais, qui étaient de bons hommes d'affaires et le sont encore, virent plus loin que les professeurs allemands. Ce n'est qu'à contrecoeur qu'ils avaient partagé leur pouvoir avec la classe ouvrière. Ils avaient appris ù l'époque du chartisme de quoi était capable le peuple, ce puer robustus sed malitiosus; et depuis ils avaient été contraints d'accepter la plus grande partie de la charte du peuple et de l'incorporer dans la Constitution de la Grande- Bretagne. Maintenant, plus que jamais, le peuple doit être tenu en bride par des moyens moraux, et le premier et le principal moyen d'action sur les masses est et reste encore. .
1 comment