de Charlus. Mais si notre ministre
auprès du roi Théodose avait quelques-uns des mêmes défauts que le
baron, ce n’était qu’à l’état de bien pâle reflet. C’était
seulement sous une forme infiniment adoucie, sentimentale et niaise
qu’il présentait ces alternances de sympathie et de haine par où le
désir de charmer, et ensuite la crainte – également imaginaire –
d’être, sinon méprisé, du moins découvert, faisait passer le baron.
Rendues ridicules par une chasteté, un « platonisme »
(auxquels en grand ambitieux il avait, dès l’âge du concours,
sacrifié tout plaisir), par sa nullité intellectuelle surtout, ces
alternances, M. de Vaugoubert les présentait pourtant. Mais tandis
que chez M. de Charlus les louanges immodérées étaient clamées avec
un véritable éclat d’éloquence, et assaisonnées des plus fines, des
plus mordantes railleries et qui marquaient un homme à jamais, chez
M. de Vaugoubert, au contraire, la sympathie était exprimée avec la
banalité d’un homme de dernier ordre, d’un homme du grand monde, et
d’un fonctionnaire, les griefs (forgés généralement de toutes
pièces comme chez le baron) par une malveillance sans trêve mais
sans esprit et qui choquait d’autant plus qu’elle était d’habitude
en contradiction avec les propos que le ministre avait tenus six
mois avant et tiendrait peut-être à nouveau dans quelque
temps : régularité dans le changement qui donnait une poésie
presque astronomique aux diverses phases de la vie de M. de
Vaugoubert, bien que sans cela personne moins que lui ne fît penser
à un astre.
Le bonsoir qu’il me rendit n’avait rien de celui qu’aurait eu M.
de Charlus. À ce bonsoir M. de Vaugoubert, outre les mille façons
qu’il croyait celles du monde et de la diplomatie, donnait un air
cavalier, fringant, souriant, pour sembler, d’une part, ravi de
l’existence – alors qu’il remâchait intérieurement les déboires
d’une carrière sans avancement et menacée d’une mise à la retraite
– d’autre part, jeune, viril et charmant, alors qu’il voyait et
n’osait même plus aller regarder dans sa glace les rides se figer
aux entours d’un visage qu’il eût voulu garder plein de séductions.
Ce n’est pas qu’il eût souhaité des conquêtes effectives, dont la
seule pensée lui faisait peur à cause du qu’en-dira-t-on, des
éclats, des chantages. Ayant passé d’une débauche presque infantile
à la continence absolue datant du jour où il avait pensé au quai
d’Orsay et voulu faire une grande carrière, il avait l’air d’une
bête en cage, jetant dans tous les sens des regards qui exprimaient
la peur, l’appétence et la stupidité. La sienne était telle qu’il
ne réfléchissait pas que les voyous de son adolescence n’étaient
plus des gamins et que, quand un marchand de journaux lui criait en
plein nez : La Presse ! plus encore que de désir
il frémissait d’épouvante, se croyant reconnu et dépisté.
Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l’ingratitude du quai
d’Orsay, M. de Vaugoubert – et c’est pour cela qu’il aurait voulu
plaire encore – avait de brusques élans de cœur. Dieu sait de
combien de lettres il assommait le ministère (quelles ruses
personnelles il déployait, combien de prélèvements il opérait sur
le crédit de Mme de Vaugoubert qu’à cause de sa
corpulence, de sa haute naissance, de son air masculin, et surtout
à cause de la médiocrité du mari, on croyait douée de capacités
éminentes et remplissant les vraies fonctions de ministre) pour
faire entrer sans aucune raison valable un jeune homme dénué de
tout mérite dans le personnel de la légation. Il est vrai que
quelques mois, quelques années après, pour peu que l’insignifiant
attaché parût, sans l’ombre d’une mauvaise intention, avoir donné
des marques de froideur à son chef, celui-ci se croyant méprisé ou
trahi mettait la même ardeur hystérique à le punir que jadis à le
combler. Il remuait ciel et terre pour qu’on le rappelât, et le
directeur des Affaires politiques recevait journellement une
lettre : « Qu’attendez-vous pour me débarrasser de ce
lascar-là. Dressez-le un peu, dans son intérêt. Ce dont il a besoin
c’est de manger un peu de vache enragée. » Le poste d’attaché
auprès du roi Théodose était à cause de cela peu agréable. Mais
pour tout le reste, grâce à son parfait bon sens d’homme du monde,
M. de Vaugoubert était un des meilleurs agents du Gouvernement
français à l’étranger. Quand un homme prétendu supérieur, jacobin,
qui était savant en toutes choses, le remplaça plus tard, la guerre
ne tarda pas à éclater entre la France et le pays dans lequel
régnait le roi.
M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n’aimait pas dire bonjour
le premier. L’un et l’autre préféraient « répondre »,
craignant toujours les potins que celui auquel ils eussent sans
cela tendu la main avait pu entendre sur leur compte depuis qu’ils
ne l’avaient vu. Pour moi, M. de Vaugoubert n’eut pas à se poser la
question, j’étais en effet allé le saluer le premier, ne fût-ce
qu’à cause de la différence d’âge. Il me répondit d’un air
émerveillé et ravi, ses deux yeux continuant à s’agiter comme s’il
y avait eu de la luzerne défendue à brouter de chaque côté. Je
pensai qu’il était convenable de solliciter de lui ma présentation
à Mme de Vaugoubert avant celle au prince, dont je
comptais ne lui parler qu’ensuite. L’idée de me mettre en rapports
avec sa femme parut le remplir de joie pour lui comme pour elle et
il me mena d’un pas délibéré vers la marquise. Arrivé devant elle
et me désignant de la main et des yeux, avec toutes les marques de
considération possibles, il resta néanmoins muet et se retira au
bout de quelques secondes, d’un air frétillant, pour me laisser
seul avec sa femme.
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