Celle-ci m’avait aussitôt tendu la main, mais
sans savoir à qui cette marque d’amabilité s’adressait, car je
compris que M. de Vaugoubert avait oublié comment je m’appelais,
peut-être même ne m’avait pas reconnu et, n’ayant pas voulu, par
politesse, me l’avouer, avait fait consister la présentation en une
simple pantomime. Aussi je n’étais pas plus avancé ; comment
me faire présenter au maître de la maison par une femme qui ne
savait pas mon nom ? De plus, je me voyais forcé de causer
quelques instants avec Mme de Vaugoubert. Et cela
m’ennuyait à deux points de vue. Je ne tenais pas à m’éterniser
dans cette fête car j’avais convenu avec Albertine (je lui avais
donné une loge pour Phèdre) qu’elle viendrait me voir un
peu avant minuit. Certes je n’étais nullement épris d’elle ;
j’obéissais en la faisant venir ce soir à un désir tout sensuel,
bien qu’on fût à cette époque torride de l’année où la sensualité
libérée visite plus volontiers les organes du goût, recherche
surtout la fraîcheur. Plus que du baiser d’une jeune fille elle a
soif d’une orangeade, d’un bain, voire de contempler cette lune
épluchée et juteuse qui désaltérait le ciel. Mais pourtant je
comptais me débarrasser, aux côtés d’Albertine – laquelle du reste
me rappelait la fraîcheur du flot – des regrets que ne manqueraient
pas de me laisser bien des visages charmants (car c’était aussi
bien une soirée de jeunes filles que de dames que donnait la
princesse). D’autre part, celui de l’imposante Mme de
Vaugoubert, bourbonien et morose, n’avait rien d’attrayant.
On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice, que, dans
le ménage, c’était le mari qui portait les jupes et la femme les
culottes. Or il y avait plus de vérité là dedans qu’on ne le
croyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme. Avait-elle
toujours été ainsi, ou était-elle devenue ce que je la voyais, peu
importe, car dans l’un et l’autre cas on a affaire à l’un des plus
touchants miracles de la nature et qui, le second surtout, font
ressembler le règne humain au règne des fleurs. Dans la première
hypothèse : – si la future Mme de Vaugoubert avait
toujours été aussi lourdement hommasse – la nature, par une ruse
diabolique et bienfaisante, donne à la jeune fille l’aspect
trompeur d’un homme. Et l’adolescent qui n’aime pas les femmes et
veut guérir trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancée
qui lui représente un fort aux halles. Dans le cas contraire, si la
femme n’a d’abord pas les caractères masculins, elle les prend peu
à peu, pour plaire à son mari, même inconsciemment, par cette sorte
de mimétisme qui fait que certaines fleurs se donnent l’apparence
des insectes qu’elles veulent attirer. Le regret de ne pas être
aimée, de ne pas être homme la virilise. Même en dehors du cas qui
nous occupe, qui n’a remarqué combien les couples les plus normaux
finissent par se ressembler, quelquefois même par interchanger
leurs qualités ? Un ancien chancelier allemand, le prince de
Bulow, avait épousé une Italienne. À la longue, sur le Pincio, on
remarqua combien l’époux germanique avait pris de finesse
italienne, et la princesse italienne de rudesse allemande. Pour
sortir jusqu’à un point excentrique des lois que nous traçons,
chacun connaît un éminent diplomate français dont l’origine n’était
rappelée que par son nom, un des plus illustres de l’Orient. En
mûrissant, en vieillissant, s’est révélé en lui l’Oriental qu’on
n’avait jamais soupçonné, et en le voyant on regrette l’absence du
fez qui le compléterait.
Pour en revenir à des mœurs fort ignorées de l’ambassadeur dont
nous venons d’évoquer la silhouette ancestralement épaissie,
Mme de Vaugoubert réalisait le type, acquis ou
prédestiné, dont l’image immortelle est la princesse Palatine,
toujours en habit de cheval et ayant pris de son mari plus que la
virilité, épousant les défauts des hommes qui n’aiment pas les
femmes, dénonçant dans ses lettres de commère les relations qu’ont
entre eux tous les grands seigneurs de la cour de Louis XIV. Une
des causes qui ajoutent encore à l’air masculin des femmes telles
que Mme de Vaugoubert est que l’abandon où elles sont
laissées par leur mari, la honte qu’elles en éprouvent, flétrissent
peu à peu chez elles tout ce qui est de la femme. Elles finissent
par prendre les qualités et les défauts que le mari n’a pas. Au fur
et à mesure qu’il est plus frivole, plus efféminé, plus indiscret,
elles deviennent comme l’effigie sans charme des vertus que l’époux
devrait pratiquer.
Des traces d’opprobre, d’ennui, d’indignation, ternissaient le
visage régulier de Mme de Vaugoubert. Hélas, je sentais
qu’elle me considérait avec intérêt et curiosité comme un de ces
jeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert, et qu’elle aurait
tant voulu être maintenant que son mari vieillissant préférait la
jeunesse. Elle me regardait avec l’attention de ces personnes de
province qui, dans un catalogue de magasin de nouveautés, copient
la robe tailleur si seyante à la jolie personne dessinée (en
réalité la même à toutes les pages, mais multipliée illusoirement
en créatures différentes grâce à la différence des poses et à la
variété des toilettes.) L’attrait végétal qui poussait vers moi
Mme de Vaugoubert était si fort qu’elle alla jusqu’à
m’empoigner le bras pour que je la conduisisse boire un verre
d’orangeade. Mais je me dégageai en alléguant que moi, qui allais
bientôt partir, je ne m’étais pas fait présenter encore au maître
de la maison.
La distance qui me séparait de l’entrée des jardins où il
causait avec quelques personnes n’était pas bien grande. Mais elle
me faisait plus peur que si pour la franchir il eût fallu s’exposer
à un feu continu. Beaucoup de femmes par qui il me semblait que
j’eusse pu me faire présenter étaient dans le jardin où, tout en
feignant une admiration exaltée, elles ne savaient pas trop que
faire. Les fêtes de ce genre sont en général anticipées.
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