Elles n’ont guère de réalité que le lendemain, où elles occupent l’attention des personnes qui n’ont pas été invitées. Un véritable écrivain, dépourvu du sot amour-propre de tant de gens de lettres, si, lisant l’article d’un critique qui lui a toujours témoigné la plus grande admiration, il voit cités les noms d’auteurs médiocres mais pas le sien, n’a pas le loisir de s’arrêter à ce qui pourrait être pour lui un sujet d’étonnement, ses livres le réclament. Mais une femme du monde n’a rien à faire, et en voyant dans le Figaro : « Hier le prince et la princesse de Guermantes ont donné une grande soirée, etc. », elle s’exclame : « Comment ! j’ai, il y a trois jours, causé une heure avec Marie Gilbert sans qu’elle m’en dise rien ! » et elle se casse la tête pour savoir ce qu’elle a pu faire aux Guermantes. Il faut dire qu’en ce qui concernait les fêtes de la princesse, l’étonnement était quelquefois aussi grand chez les invités que chez ceux qui ne l’étaient pas. Car elles explosaient au moment où on les attendait le moins, et faisaient appel à des gens que Mme de Guermantes avait oubliés pendant des années. Et presque tous les gens du monde sont si insignifiants que chacun de leurs pareils ne prend, pour les juger, que la mesure de leur amabilité, invité les chérit, exclu les déteste. Pour ces derniers, si, en effet, souvent la princesse, même s’ils étaient de ses amis, ne les conviait pas, cela tenait souvent à sa crainte de mécontenter « Palamède » qui les avait excommuniés. Aussi pouvais-je être certain qu’elle n’avait pas parlé de moi à M. de Charlus, sans quoi je ne me fusse pas trouvé là. Il s’était maintenant accoudé devant le jardin, à côté de l’ambassadeur d’Allemagne, à la rampe du grand escalier qui ramenait dans l’hôtel, de sorte que les invités, malgré les trois ou quatre admiratrices qui s’étaient groupées autour du baron et le masquaient presque, étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il y répondait en nommant les gens par leur nom. Et on entendait successivement : « Bonsoir, monsieur du Hazay, bonsoir madame de La Tour du Pin-Verclause, bonsoir madame de La Tour du Pin-Gouvernet, bonsoir Philibert, bonsoir ma chère Ambassadrice, etc. » Cela faisait un glapissement continu qu’interrompaient des recommandations bénévoles ou des questions (desquelles il n’écoutait pas la réponse), et que M. de Charlus adressait d’un ton radouci, factice afin de témoigner l’indifférence, et bénin : « Prenez garde que la petite n’ait pas froid, les jardins c’est toujours un peu humide. Bonsoir madame de Brantes. Bonsoir madame de Mecklembourg. Est-ce que la jeune fille est venue ? A-t-elle mis la ravissante robe rose ? Bonsoir Saint-Géran. » Certes il y avait de l’orgueil dans cette attitude. M. de Charlus savait qu’il était un Guermantes occupant une place prépondérante dans cette fête. Mais il n’y avait pas que de l’orgueil, et ce mot même de fête évoquait, pour l’homme aux dons esthétiques, le sens luxueux, curieux, qu’il peut avoir si cette fête est donnée non chez des gens du monde, mais dans un tableau de Carpaccio ou de Véronèse. Il est même plus probable que le prince allemand qu’était M. de Charlus devait plutôt se représenter la fête qui se déroule dans Tannhäuser, et lui-même comme le Margrave, ayant, à l’entrée de la Warburg, une bonne parole condescendante pour chacun des invités, tandis que leur écoulement dans le château ou le parc est salué par la longue phrase, cent fois reprise, de la fameuse « Marche ».

Il fallait pourtant me décider. Je reconnaissais bien sous les arbres des femmes avec qui j’étais plus ou moins lié, mais elles semblaient transformées parce qu’elles étaient chez la princesse et non chez sa cousine, et que je les voyais assises non devant une assiette de Saxe mais sous les branches d’un marronnier. L’élégance du milieu n’y faisait rien. Eût-elle été infiniment moindre que chez « Oriane », le même trouble eût existé en moi. Que l’électricité vienne à s’éteindre dans notre salon et qu’on doive la remplacer par des lampes à huile, tout nous paraît changé. Je fus tiré de mon incertitude par Mme de Souvré. « Bonsoir, me dit-elle en venant à moi. Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu la duchesse de Guermantes ? » Elle excellait à donner à ce genre de phrases une intonation qui prouvait qu’elle ne les débitait pas par bêtise pure comme les gens qui, ne sachant pas de quoi parler, vous abordent mille fois en citant une relation commune, souvent très vague. Elle eut au contraire un fin fil conducteur du regard qui signifiait : « Ne croyez pas que je ne vous aie pas reconnu. Vous êtes le jeune homme que j’ai vu chez la duchesse de Guermantes. Je me rappelle très bien. » Malheureusement cette protection qu’étendait sur moi cette phrase d’apparence stupide et d’intention délicate était extrêmement fragile et s’évanouit aussitôt que je voulus en user.