J’avais
trouvé plus pratique, quand j’avais pensé que le duc et la duchesse
étaient sur le point de revenir, de me poster sur l’escalier. Je
regrettais un peu mon séjour d’altitude. Mais à cette heure-là, qui
était celle d’après le déjeuner, j’avais moins à regretter, car je
n’aurais pas vu, comme le matin, les minuscules personnages de
tableaux, que devenaient à distance les valets de pied de l’hôtel
de Bréquigny et de Tresmes, faire la lente ascension de la côte
abrupte, un plumeau à la main, entre les larges feuilles de mica
transparentes qui se détachaient si plaisamment sur les contreforts
rouges. À défaut de la contemplation du géologue, j’avais du moins
celle du botaniste et regardais par les volets de l’escalier le
petit arbuste de la duchesse et la plante précieuse exposés dans la
cour avec cette insistance qu’on met à faire sortir les jeunes gens
à marier, et je me demandais si l’insecte improbable viendrait, par
un hasard providentiel, visiter le pistil offert et délaissé. La
curiosité m’enhardissant peu à peu, je descendis jusqu’à la fenêtre
du rez-de-chaussée, ouverte elle aussi, et dont les volets
n’étaient qu’à moitié clos. J’entendais distinctement, se préparant
à partir, Jupien qui ne pouvait me découvrir derrière mon store où
je restai immobile jusqu’au moment où je me rejetai brusquement de
côté par peur d’être vu de M. de Charlus, lequel, allant chez
Mme de Villeparisis, traversait lentement la cour,
bedonnant, vieilli par le plein jour, grisonnant. Il avait fallu
une indisposition de Mme de Villeparisis (conséquence de
la maladie du marquis de Fierbois avec lequel il était
personnellement brouillé à mort) pour que M. de Charlus fît une
visite, peut-être la première fois de son existence, à cette
heure-là. Car avec cette singularité des Guermantes qui, au lieu de
se conformer à la vie mondaine, la modifiaient d’après leurs
habitudes personnelles (non mondaines, croyaient-ils, et dignes par
conséquent qu’on humiliât devant elles cette chose sans valeur, la
mondanité – c’est ainsi que Mme de Marsantes n’avait pas
de jour, mais recevait tous les matins ses amies, de 10 heures à
midi) – le baron, gardant ce temps pour la lecture, la recherche
des vieux bibelots, etc… ne faisait jamais une visite qu’entre 4 et
6 heures du soir. À 6 heures il allait au Jockey ou se promener au
Bois. Au bout d’un instant je fis un nouveau mouvement de recul
pour ne pas être vu par Jupien ; c’était bientôt son heure de
partir au bureau, d’où il ne revenait que pour le dîner, et même
pas toujours depuis une semaine que sa nièce était allée avec ses
apprenties à la campagne chez une cliente finir une robe. Puis me
rendant compte que personne ne pouvait me voir, je résolus de ne
plus me déranger de peur de manquer, si le miracle devait se
produire, l’arrivée presque impossible à espérer (à travers tant
d’obstacles, de distance, de risques contraires, de dangers) de
l’insecte envoyé de si loin en ambassadeur à la vierge qui depuis
longtemps prolongeait son attente. Je savais que cette attente
n’était pas plus passive que chez la fleur mâle, dont les étamines
s’étaient spontanément tournées pour que l’insecte pût plus
facilement la recevoir ; de même la fleur-femme qui était ici,
si l’insecte venait, arquerait coquettement ses
« styles », et pour être mieux pénétrée par lui ferait
imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la
moitié du chemin. Les lois du monde végétal sont gouvernées
elles-mêmes par des lois de plus en plus hautes. Si la visite d’un
insecte, c’est-à-dire l’apport de la semence d’une autre fleur, est
habituellement nécessaire pour féconder une fleur, c’est que
l’autofécondation, la fécondation de la fleur par elle-même, comme
les mariages répétés dans une même famille, amènerait la
dégénérescence et la stérilité, tandis que le croisement opéré par
les insectes donne aux générations suivantes de la même espèce une
vigueur inconnue de leurs aînées. Cependant cet essor peut être
excessif, l’espèce se développer démesurément ; alors, comme
une antitoxine défend contre la maladie, comme le corps thyroïde
règle notre embonpoint, comme la défaite vient punir l’orgueil, la
fatigue le plaisir, et comme le sommeil repose à son tour de la
fatigue, ainsi un acte exceptionnel d’autofécondation vient à point
nommé donner son tour de vis, son coup de frein, fait rentrer dans
la norme la fleur qui en était exagérément sortie. Mes réflexions
avaient suivi une pente que je décrirai plus tard et j’avais déjà
tiré de la ruse apparente des fleurs une conséquence sur toute une
partie inconsciente de l’œuvre littéraire, quand je vis M. de
Charlus qui ressortait de chez la marquise. Il ne s’était passé que
quelques minutes depuis son entrée. Peut-être avait-il appris de sa
vieille parente elle-même, ou seulement par un domestique, le grand
mieux ou plutôt la guérison complète de ce qui n’avait été chez
Mme de Villeparisis qu’un malaise. À ce moment, où il ne
se croyait regardé par personne, les paupières baissées contre le
soleil, M. de Charlus avait relâché dans son visage cette tension,
amorti cette vitalité factice, qu’entretenaient chez lui
l’animation de la causerie et la force de la volonté. Pâle comme un
marbre, il avait le nez fort, ses traits fins ne recevaient plus
d’un regard volontaire une signification différente qui altérât la
beauté de leur modelé ; plus rien qu’un Guermantes, il
semblait déjà sculpté, lui Palamède XV, dans la chapelle de
Combray. Mais ces traits généraux de toute une famille prenaient
pourtant, dans le visage de M. de Charlus, une finesse plus
spiritualisée, plus douce surtout. Je regrettais pour lui qu’il
adultérât habituellement de tant de violences, d’étrangetés
déplaisantes, de potinages, de dureté, de susceptibilité et
d’arrogance, qu’il cachât sous une brutalité postiche l’aménité, la
bonté qu’au moment où il sortait de chez Mme de
Villeparisis, je voyais s’étaler si naïvement sur son visage.
Clignant des yeux contre le soleil, il semblait presque sourire, je
trouvai à sa figure vue ainsi au repos et comme au naturel quelque
chose de si affectueux, de si désarmé, que je ne pus m’empêcher de
penser combien M. de Charlus eût été fâché s’il avait pu se savoir
regardé ; car ce à quoi me faisait penser cet homme, qui était
si épris, qui se piquait si fort de virilité, à qui tout le monde
semblait odieusement efféminé, ce à quoi il me faisait penser tout
d’un coup, tant il en avait passagèrement les traits, l’expression,
le sourire, c’était à une femme.
J’allais me déranger de nouveau pour qu’il ne pût
m’apercevoir ; je n’en eus ni le temps, ni le besoin. Que
vis-je ! Face à face, dans cette cour où ils ne s’étaient
certainement jamais rencontrés (M. de Charlus ne venant à l’hôtel
Guermantes que dans l’après-midi, aux heures où Jupien était à son
bureau), le baron, ayant soudain largement ouvert ses yeux mi-clos,
regardait avec une attention extraordinaire l’ancien giletier sur
le seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, cloué subitement
sur place devant M.
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