de Charlus, enraciné comme une plante,
contemplait d’un air émerveillé l’embonpoint du baron vieillissant.
Mais, chose plus étonnante encore, l’attitude de M. de Charlus
ayant changé, celle de Jupien se mit aussitôt, comme selon les lois
d’un art secret, en harmonie avec elle. Le baron, qui cherchait
maintenant à dissimuler l’impression qu’il avait ressentie, mais
qui, malgré son indifférence affectée, semblait ne s’éloigner qu’à
regret, allait, venait, regardait dans le vague de la façon qu’il
pensait mettre le plus en valeur la beauté de ses prunelles,
prenait un air fat, négligent, ridicule. Or Jupien, perdant
aussitôt l’air humble et bon que je lui avais toujours connu, avait
– en symétrie parfaite avec le baron – redressé la tête, donnait à
sa taille un port avantageux, posait avec une impertinence
grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son derrière,
prenait des poses avec la coquetterie qu’aurait pu avoir l’orchidée
pour le bourdon providentiellement survenu. Je ne savais pas qu’il
pût avoir l’air si antipathique. Mais j’ignorais aussi qu’il fût
capable de tenir à l’improviste sa partie dans cette sorte de scène
des deux muets, qui (bien qu’il se trouvât pour la première fois en
présence de M. de Charlus) semblait avoir été longuement
répétée ; – on n’arrive spontanément à cette perfection que
quand on rencontre à l’étranger un compatriote, avec lequel alors
l’entente se fait d’elle-même, le truchement étant identique, et
sans qu’on se soit pourtant jamais vu.
Cette scène n’était, du reste, pas positivement comique, elle
était empreinte d’une étrangeté, ou si l’on veut d’un naturel, dont
la beauté allait croissant. M. de Charlus avait beau prendre un air
détaché, baisser distraitement les paupières, par moments il les
relevait et jetait alors sur Jupien un regard attentif. Mais (sans
doute parce qu’il pensait qu’une pareille scène ne pouvait se
prolonger indéfiniment dans cet endroit, soit pour des raisons
qu’on comprendra plus tard, soit enfin par ce sentiment de la
brièveté de toutes choses qui fait qu’on veut que chaque coup porte
juste, et qui rend si émouvant le spectacle de tout amour), chaque
fois que M. de Charlus regardait Jupien, il s’arrangeait pour que
son regard fût accompagné d’une parole, ce qui le rendait
infiniment dissemblable des regards habituellement dirigés sur une
personne qu’on connaît ou qu’on ne connaît pas ; il regardait
Jupien avec la fixité particulière de quelqu’un qui va vous
dire : « Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais vous avez
un long fil blanc qui pend dans votre dos », ou bien :
« Je ne dois pas me tromper, vous devez être aussi de Zurich,
il me semble bien vous avoir rencontré souvent chez le marchand
d’antiquités. » Telle, toutes les deux minutes, la même
question semblait intensément posée à Jupien dans l’œillade de M.
de Charlus, comme ces phrases interrogatives de Beethoven, répétées
indéfiniment, à intervalles égaux, et destinées – avec un luxe
exagéré de préparations – à amener un nouveau motif, un changement
de ton, une « rentrée ». Mais justement la beauté des
regards de M. de Charlus et de Jupien venait, au contraire, de ce
que, provisoirement du moins, ces regards ne semblaient pas avoir
pour but de conduire à quelque chose. Cette beauté, c’était la
première fois que je voyais le baron et Jupien la manifester. Dans
les yeux de l’un et de l’autre, c’était le ciel, non pas de Zurich,
mais de quelque cité orientale dont je n’avais pas encore deviné le
nom, qui venait de se lever. Quel que fût le point qui pût retenir
M. de Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et ces
inutiles regards n’être que des préludes rituels, pareils aux fêtes
qu’on donne avant un mariage décidé. Plus près de la nature encore
– et la multiplicité de ces comparaisons est elle-même d’autant
plus naturelle qu’un même homme, si on l’examine pendant quelques
minutes, semble successivement un homme, un homme-oiseau ou un
homme-insecte, etc. – on eût dit deux oiseaux, le mâle et la
femelle, le mâle cherchant à s’avancer, la femelle – Jupien – ne
répondant plus par aucun signe à ce manège, mais regardant son
nouvel ami sans étonnement, avec une fixité inattentive, jugée sans
doute plus troublante et seule utile, du moment que le mâle avait
fait les premiers pas, et se contentant de lisser ses plumes. Enfin
l’indifférence de Jupien ne parut plus lui suffire ; de cette
certitude d’avoir conquis à se faire poursuivre et désirer, il n’y
avait qu’un pas et Jupien, se décidant à partir pour son travail,
sortit par la porte cochère. Ce ne fut pourtant qu’après avoir
retourné deux ou trois fois la tête, qu’il s’échappa dans la rue où
le baron, tremblant de perdre sa piste (sifflotant d’un air
fanfaron, non sans crier un « au revoir » au concierge
qui, à demi saoul et traitant des invités dans son arrière-cuisine,
ne l’entendit même pas), s’élança vivement pour le rattraper. Au
même instant où M. de Charlus avait passé la porte en sifflant
comme un gros bourdon, un autre, un vrai celui-là, entrait dans la
cour. Qui sait si ce n’était pas celui attendu depuis si longtemps
par l’orchidée, et qui venait lui apporter le pollen si rare sans
lequel elle resterait vierge ? Mais je fus distrait de suivre
les ébats de l’insecte, car au bout de quelques minutes,
sollicitant davantage mon attention, Jupien (peut-être afin de
prendre un paquet qu’il emporta plus tard et que, dans l’émotion
que lui avait causée l’apparition de M. de Charlus, il avait
oublié, peut-être tout simplement pour une raison plus naturelle),
Jupien revint, suivi par le baron. Celui-ci, décidé à brusquer les
choses, demanda du feu au giletier, mais observa aussitôt :
« Je vous demande du feu, mais je vois que j’ai oublié mes
cigares. » Les lois de l’hospitalité l’emportèrent sur les
règles de la coquetterie : « Entrez, on vous donnera tout
ce que vous voudrez », dit le giletier, sur la figure de qui
le dédain fit place à la joie. La porte de la boutique se referma
sur eux et je ne pus plus rien entendre. J’avais perdu de vue le
bourdon, je ne savais pas s’il était l’insecte qu’il fallait à
l’orchidée, mais je ne doutais plus, pour un insecte très rare et
une fleur captive, de la possibilité miraculeuse de se conjoindre,
alors que M. de Charlus (simple comparaison pour les providentiels
hasards, quels qu’ils soient, et sans la moindre prétention
scientifique de rapprocher certaines lois de la botanique et ce
qu’on appelle parfois fort mal l’homosexualité), qui, depuis des
années, ne venait dans cette maison qu’aux heures où Jupien n’y
était pas, par le hasard d’une indisposition de Mme de
Villeparisis, avait rencontré le giletier et avec lui la bonne
fortune réservée aux hommes du genre du baron par un de ces êtres
qui peuvent même être, on le verra, infiniment plus jeunes que
Jupien et plus beaux, l’homme prédestiné pour que ceux-ci aient
leur part de volupté sur cette terre : l’homme qui n’aime que
les vieux messieurs.
Ce que je viens de dire d’ailleurs ici est ce que je ne devais
comprendre que quelques minutes plus tard, tant adhèrent à la
réalité ces propriétés d’être invisible, jusqu’à ce qu’une
circonstance l’ait dépouillée d’elles. En tout cas, pour le moment
j’étais fort ennuyé de ne plus entendre la conversation de l’ancien
giletier et du baron.
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