Mais c’était un miracle aussi auquel
je venais d’assister, presque du même genre, et non moins
merveilleux. Dès que j’eus considéré cette rencontre de ce point de
vue, tout m’y sembla empreint de beauté. Les ruses les plus
extraordinaires que la nature a inventées pour forcer les insectes
à assurer la fécondation des fleurs, qui, sans eux, ne pourraient
pas l’être parce que la fleur mâle y est trop éloignée de la fleur
femelle, ou qui, si c’est le vent qui doit assurer le transport du
pollen, le rend bien plus facile à détacher de la fleur mâle, bien
plus aisé à attraper au passage de la fleur femelle, en supprimant
la sécrétion du nectar, qui n’est plus utile puisqu’il n’y a pas
d’insectes à attirer, et même l’éclat des corolles qui les
attirent, et, pour que la fleur soit réservée au pollen qu’il faut,
qui ne peut fructifier qu’en elle, lui fait sécréter une liqueur
qui l’immunise contre les autres pollens – ne me semblaient pas
plus merveilleuses que l’existence de la sous-variété d’invertis
destinée à assurer les plaisirs de l’amour à l’inverti devenant
vieux : les hommes qui sont attirés non par tous les hommes,
mais – par un phénomène de correspondance et d’harmonie comparable
à ceux qui règlent la fécondation des fleurs hétérostylées
trimorphes, comme le Lythrum salicoria – seulement par les
hommes beaucoup plus âgés qu’eux. De cette sous-variété, Jupien
venait de m’offrir un exemple, moins saisissant pourtant que
d’autres que tout herborisateur humain, tout botaniste moral,
pourra observer, malgré leur rareté, et qui leur présentera un
frêle jeune homme qui attendait les avances d’un robuste et
bedonnant quinquagénaire, restant aussi indifférent aux avances des
autres jeunes gens que restent stériles les fleurs hermaphrodites à
court style de la Primula veris tant qu’elles ne sont
fécondées que par d’autres Primula veris à court style
aussi, tandis qu’elles accueillent avec joie le pollen des
Primula veris à long style. Quant à ce qui était de M. de
Charlus, du reste, je me rendis compte dans la suite qu’il y avait
pour lui divers genres de conjonctions et desquelles certaines, par
leur multiplicité, leur instantanéité à peine visible, et surtout
le manque de contact entre les deux acteurs, rappelaient plus
encore ces fleurs qui dans un jardin sont fécondées par le pollen
d’une fleur voisine qu’elles ne toucheront jamais. Il y avait en
effet certains êtres qu’il lui suffisait de faire venir chez lui,
de tenir pendant quelques heures sous la domination de sa parole,
pour que son désir, allumé dans quelque rencontre, fût apaisé. Par
simples paroles la conjonction était faite aussi simplement qu’elle
peut se produire chez les infusoires. Parfois, ainsi que cela lui
était sans doute arrivé pour moi le soir où j’avais été mandé par
lui après le dîner Guermantes, l’assouvissement avait lieu grâce à
une violente semonce que le baron jetait à la figure du visiteur,
comme certaines fleurs, grâce à un ressort, aspergent à distance
l’insecte inconsciemment complice et décontenancé. M. de Charlus,
de dominé devenu dominateur, se sentait purgé de son inquiétude et
calmé, renvoyait le visiteur, qui avait aussitôt cessé de lui
paraître désirable. Enfin, l’inversion elle-même, venant de ce que
l’inverti se rapproche trop de la femme pour pouvoir avoir des
rapports utiles avec elle, se rattache par là à une loi plus haute
qui fait que tant de fleurs hermaphrodites restent infécondes,
c’est-à-dire à la stérilité de l’auto-fécondation. Il est vrai que
les invertis à la recherche d’un mâle se contentent souvent d’un
inverti aussi efféminé qu’eux. Mais il suffit qu’ils
n’appartiennent pas au sexe féminin, dont ils ont en eux un embryon
dont ils ne peuvent se servir, ce qui arrive à tant de fleurs
hermaphrodites et même à certains animaux hermaphrodites, comme
l’escargot, qui ne peuvent être fécondés par eux-mêmes, mais
peuvent l’être par d’autres hermaphrodites. Par là les invertis,
qui se rattachent volontiers à l’antique Orient ou à l’âge d’or de
la Grèce, remonteraient plus haut encore, à ces époques d’essai où
n’existaient ni les fleurs dioïques, ni les animaux unisexués, à
cet hermaphrodisme initial dont quelques rudiments d’organes mâles
dans l’anatomie de la femme et d’organes femelles dans l’anatomie
de l’homme semblent conserver la trace. Je trouvais la mimique,
d’abord incompréhensible pour moi, de Jupien et de M. de Charlus
aussi curieuse que ces gestes tentateurs adressés aux insectes,
selon Darwin, non seulement par les fleurs dites composées,
haussant les demi-fleurons de leurs capitules pour être vues de
plus loin, comme certaine hétérostylée qui retourne ses étamines et
les courbe pour frayer le chemin aux insectes, ou qui leur offre
une ablution, et tout simplement même aux parfums de nectar, à
l’éclat des corolles qui attiraient en ce moment des insectes dans
la cour. À partir de ce jour, M. de Charlus devait changer l’heure
de ses visites à Mme de Villeparisis, non qu’il ne pût
voir Jupien ailleurs et plus commodément, mais parce qu’aussi bien
qu’ils l’étaient pour moi, le soleil de l’après-midi et les fleurs
de l’arbuste étaient sans doute liés à son souvenir. D’ailleurs, il
ne se contenta pas de recommander les Jupien à Mme de
Villeparisis, à la duchesse de Guermantes, à toute une brillante
clientèle, qui fut d’autant plus assidue auprès de la jeune
brodeuse que les quelques dames qui avaient résisté ou seulement
tardé furent de la part du baron l’objet de terribles représailles,
soit afin qu’elles servissent d’exemple, soit parce qu’elles
avaient éveillé sa fureur et s’étaient dressées contre ses
entreprises de domination ; il rendit la place de Jupien de
plus en plus lucrative jusqu’à ce qu’il le prît définitivement
comme secrétaire et l’établît dans les conditions que nous verrons
plus tard. « Ah ! en voilà un homme heureux que ce
Jupien », disait Françoise qui avait une tendance à diminuer
ou à exagérer les bontés selon qu’on les avait pour elle ou pour
les autres. D’ailleurs là, elle n’avait pas besoin d’exagération ni
n’éprouvait d’ailleurs d’envie, aimant sincèrement Jupien.
« Ah ! c’est un si bon homme que le baron, ajoutait-elle,
si bien, si dévot, si comme il faut ! Si j’avais une fille à
marier et que j’étais du monde riche, je la donnerais au baron les
yeux fermés. – Mais, Françoise, disait doucement ma mère, elle
aurait bien des maris cette fille. Rappelez-vous que vous l’avez
déjà promise à Jupien. – Ah ! dame, répondait Françoise, c’est
que c’est encore quelqu’un qui rendrait une femme bien heureuse. Il
y a beau avoir des riches et des pauvres misérables, ça ne fait
rien pour la nature. Le baron et Jupien, c’est bien le même genre
de personnes. »
Au reste j’exagérais beaucoup alors, devant cette révélation
première, le caractère électif d’une conjonction si sélectionnée.
Certes, chacun des hommes pareils à M. de Charlus est une créature
extraordinaire, puisque, s’il ne fait pas de concessions aux
possibilités de la vie, il recherche essentiellement l’amour d’un
homme de l’autre race, c’est-à-dire d’un homme aimant les femmes
(et qui par conséquent ne pourra pas l’aimer) ; contrairement
à ce que je croyais dans la cour, où je venais de voir Jupien
tourner autour de M. de Charlus comme l’orchidée faire des avances
au bourdon, ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule,
ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui
ne sera dévoilée qu’à la fin, et se plaignent eux-mêmes d’être
plutôt trop nombreux que trop peu. Car les deux anges qui avaient
été placés aux portes de Sodome pour savoir si ses habitants, dit
la Genèse, avaient entièrement fait toutes ces choses dont le cri
était monté jusqu’à l’Éternel, avaient été, on ne peut que s’en
réjouir, très mal choisis par le Seigneur, lequel n’eût dû confier
la tâche qu’à un Sodomiste.
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