Car personne ne sait tout
d’abord qu’il est inverti, ou poète, ou snob, ou méchant. Tel
collégien qui apprenait des vers d’amour ou regardait des images
obscènes, s’il se serrait alors contre un camarade, s’imaginait
seulement communier avec lui dans un même désir de la femme.
Comment croirait-il n’être pas pareil à tous, quand ce qu’il
éprouve il en reconnaît la substance en lisant Mme de
Lafayette, Racine, Baudelaire, Walter Scott, alors qu’il est encore
trop peu capable de s’observer soi-même pour se rendre compte de ce
qu’il ajoute de son cru, et que si le sentiment est le même,
l’objet diffère, que ce qu’il désire c’est Rob Roy et non Diana
Vernon ? Chez beaucoup, par une prudence défensive de
l’instinct qui précède la vue plus claire de l’intelligence, la
glace et les murs de leur chambre disparaissaient sous des chromos
représentant des actrices ; ils font des vers tels que :
« Je n’aime que Chloé au monde, elle est divine, elle est
blonde, et d’amour mon cœur s’inonde. » Faut-il pour cela
mettre au commencement de ces vies un goût qu’on ne devait point
retrouver chez elles dans la suite, comme ces boucles blondes des
enfants qui doivent ensuite devenir les plus bruns ? Qui sait
si les photographies de femmes ne sont pas un commencement
d’hypocrisie, un commencement aussi d’horreur pour les autres
invertis ? Mais les solitaires sont précisément ceux à qui
l’hypocrisie est douloureuse. Peut-être l’exemple des Juifs, d’une
colonie différente, n’est-il même pas assez fort pour expliquer
combien l’éducation a peu de prise sur eux, et avec quel art ils
arrivent à revenir, peut-être pas à quelque chose d’aussi
simplement atroce que le suicide où les fous, quelque précaution
qu’on prenne, reviennent et, sauvés de la rivière où ils se sont
jetés, s’empoisonnent, se procurent un revolver, etc., mais à une
vie dont les hommes de l’autre race non seulement ne comprennent
pas, n’imaginent pas, haïssent les plaisirs nécessaires, mais
encore dont le danger fréquent et la honte permanente leur feraient
horreur. Peut-être, pour les peindre, faut-il penser sinon aux
animaux qui ne se domestiquent pas, aux lionceaux prétendus
apprivoisés mais restés lions, du moins aux noirs, que l’existence
confortable des blancs désespère et qui préfèrent les risques de la
vie sauvage et ses incompréhensibles joies. Quand le jour est venu
où ils se sont découverts incapables à la fois de mentir aux autres
et de se mentir à soi-même, ils partent vivre à la campagne, fuyant
leurs pareils (qu’ils croient peu nombreux) par horreur de la
monstruosité ou crainte de la tentation, et le reste de l’humanité
par honte. N’étant jamais parvenus à la véritable maturité, tombés
dans la mélancolie, de temps à autre, un dimanche sans lune, ils
vont faire une promenade sur un chemin jusqu’à un carrefour, où,
sans qu’ils se soient dit un mot, est venu les attendre un de leurs
amis d’enfance qui habite un château voisin. Et ils recommencent
les jeux d’autrefois, sur l’herbe, dans la nuit, sans échanger une
parole. En semaine, ils se voient l’un chez l’autre, causent de
n’importe quoi, sans une allusion à ce qui s’est passé, exactement
comme s’ils n’avaient rien fait et ne devaient rien refaire, sauf,
dans leurs rapports, un peu de froideur, d’ironie, d’irritabilité
et de rancune, parfois de la haine. Puis le voisin part pour un dur
voyage à cheval, et, à mulet, ascensionne des pics, couche dans la
neige ; son ami, qui identifie son propre vice avec une
faiblesse de tempérament, la vie casanière et timide, comprend que
le vice ne pourra plus vivre en son ami émancipé, à tant de
milliers de mètres au-dessus du niveau de la mer. Et en effet,
l’autre se marie. Le délaissé pourtant ne guérit pas (malgré les
cas où l’on verra que l’inversion est guérissable). Il exige de
recevoir lui-même le matin, dans sa cuisine, la crème fraîche des
mains du garçon laitier et, les soirs où des désirs l’agitent trop,
il s’égare jusqu’à remettre dans son chemin un ivrogne, jusqu’à
arranger la blouse de l’aveugle. Sans doute la vie de certains
invertis paraît quelquefois changer, leur vice (comme on dit)
n’apparaît plus dans leurs habitudes ; mais rien ne se
perd : un bijou caché se retrouve ; quand la quantité des
urines d’un malade diminue, c’est bien qu’il transpire davantage,
mais il faut toujours que l’excrétion se fasse. Un jour cet
homosexuel perd un jeune cousin et, à son inconsolable douleur,
vous comprenez que c’était dans cet amour, chaste peut-être et qui
tenait plus à garder l’estime qu’à obtenir la possession, que les
désirs avaient passé par virement, comme dans un budget, sans rien
changer au total, certaines dépenses sont portées à un autre
exercice. Comme il en est pour ces malades chez qui une crise
d’urticaire fait disparaître pour un temps leurs indispositions
habituelles, l’amour pur à l’égard d’un jeune parent semble, chez
l’inverti, avoir momentanément remplacé, par métastase, des
habitudes qui reprendront un jour ou l’autre la place du mal
vicariant et guéri.
Cependant le voisin marié du solitaire est revenu ; devant
la beauté de la jeune épouse et la tendresse que son mari lui
témoigne, le jour où l’ami est forcé de les inviter à dîner, il a
honte du passé. Déjà dans une position intéressante, elle doit
rentrer de bonne heure, laissant son mari ; celui-ci, quand
l’heure est venue de rentrer, demande un bout de conduite à son
ami, que d’abord aucune suspicion n’effleure, mais qui, au
carrefour, se voit renversé sur l’herbe, sans une parole, par
l’alpiniste bientôt père. Et les rencontres recommencent jusqu’au
jour où vient s’installer non loin de là un cousin de la jeune
femme, avec qui se promène maintenant toujours le mari. Et
celui-ci, si le délaissé vient le voir et cherche à s’approcher de
lui, furibond, le repousse avec l’indignation que l’autre n’ait pas
eu le tact de pressentir le dégoût qu’il inspire désormais. Une
fois pourtant se présente un inconnu envoyé par le voisin
infidèle ; mais, trop affairé, le délaissé ne peut le recevoir
et ne comprend que plus tard dans quel but l’étranger était
venu.
Alors le solitaire languit seul. Il n’a d’autre plaisir que
d’aller à la station de bain de mer voisine demander un
renseignement à un certain employé de chemin de fer. Mais celui-ci
a reçu de l’avancement, est nommé à l’autre bout de la
France ; le solitaire ne pourra plus aller lui demander
l’heure des trains, le prix des premières, et avant de rentrer
rêver dans sa tour, comme Grisélidis, il s’attarde sur la plage,
telle une étrange Andromède qu’aucun Argonaute ne viendra délivrer,
comme une méduse stérile qui périra sur le sable, ou bien il reste
paresseusement, avant le départ du train, sur le quai, à jeter sur
la foule des voyageurs un regard qui semblera indifférent,
dédaigneux ou distrait, à ceux d’une autre race, mais qui, comme
l’éclat lumineux dont se parent certains insectes pour attirer ceux
de la même espèce, ou comme le nectar qu’offrent certaines fleurs
pour attirer les insectes qui les féconderont, ne tromperait pas
l’amateur presque introuvable d’un plaisir trop singulier, trop
difficile à placer, qui lui est offert, le confrère avec qui notre
spécialiste pourrait parler la langue insolite ; tout au plus,
à celle-ci quelque loqueteux du quai fera-t-il semblant de
s’intéresser, mais pour un bénéfice matériel seulement, comme ceux
qui au Collège de France, dans la salle où le professeur de
sanscrit parle sans auditeur, vont suivre le cours, mais seulement
pour se chauffer. Méduse ! Orchidée ! quand je ne suivais
que mon instinct, la méduse me répugnait à Balbec ; mais si je
savais la regarder, comme Michelet, du point de vue de l’histoire
naturelle et de l’esthétique, je voyais une délicieuse girandole
d’azur. Ne sont-elles pas, avec le velours transparent de leurs
pétales, comme les mauves orchidées de la mer ? Comme tant de
créatures du règne animal et du règne végétal, comme la plante qui
produirait la vanille, mais qui, parce que, chez elle, l’organe
mâle est séparé par une cloison de l’organe femelle, demeure
stérile si les oiseaux-mouches ou certaines petites abeilles ne
transportent le pollen des unes aux autres ou si l’homme ne les
féconde artificiellement, M. de Charlus (et ici le mot fécondation
doit être pris au sens moral, puisqu’au sens physique l’union du
mâle avec le mâle est stérile, mais il n’est pas indifférent qu’un
individu puisse rencontrer le seul plaisir qu’il est susceptible de
goûter, et « qu’ici-bas tout être » puisse donner à
quelqu’un « sa musique, sa flamme ou son parfum »), M. de
Charlus était de ces hommes qui peuvent être appelés exceptionnels,
parce que, si nombreux soient-ils, la satisfaction, si facile chez
d’autres de leurs besoins sexuels, dépend de la coïncidence de trop
de conditions, et trop difficiles à rencontrer. Pour des hommes
comme M. de Charlus, et sous la réserve des accommodements qui
paraîtront peu à peu et qu’on a pu déjà pressentir, exigés par le
besoin de plaisir, qui se résignent à de demi-consentements,
l’amour mutuel, en dehors des difficultés si grandes, parfois
insurmontables, qu’il rencontre chez le commun des êtres, leur en
ajoute de si spéciales, que ce qui est toujours très rare pour tout
le monde devient à leur égard à peu près impossible, et que, si se
produit pour eux une rencontre vraiment heureuse ou que la nature
leur fait paraître telle, leur bonheur, bien plus encore que celui
de l’amoureux normal, a quelque chose d’extraordinaire, de
sélectionné, de profondément nécessaire. La haine des Capulet et
des Montaigu n’était rien auprès des empêchements de tout genre qui
ont été vaincus, des éliminations spéciales que la nature a dû
faire subir aux hasards déjà peu communs qui amènent l’amour, avant
qu’un ancien giletier, qui comptait partir sagement pour son
bureau, titube, ébloui, devant un quinquagénaire bedonnant ;
ce Roméo et cette Juliette peuvent croire à bon droit que leur
amour n’est pas le caprice d’un instant, mais une véritable
prédestination préparée par les harmonies de leur tempérament, non
pas seulement par leur tempérament propre, mais par celui de leurs
ascendants, par leur plus lointaine hérédité, si bien que l’être
qui se conjoint à eux leur appartient avant la naissance, les a
attirés par une force comparable à celle qui dirige les mondes où
nous avons passé nos vies antérieures. M. de Charlus m’avait
distrait de regarder si le bourdon apportait à l’orchidée le pollen
qu’elle attendait depuis si longtemps, qu’elle n’avait chance de
recevoir que grâce à un hasard si improbable qu’on le pouvait
appeler une espèce de miracle.
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