La Rouquette :

― Mais, j’y songe, vous devriez être au courant, vous ! Madame de Llorentz [Lorentz], votre sœur, ne vous raconte donc rien ?

― Oh ! ma sœur est plus muette encore que monsieur de Combelot, dit le jeune député en riant. Depuis qu’elle est dame du palais, elle a une gravité de ministre... Pourtant hier, elle m’assurait que la démission serait acceptée... A ce propos, une bonne histoire. On a envoyé, paraît-il, une dame pour fléchir Rougon. Vous ne savez pas ce qu’il a fait, Rougon ? Il a mis la dame à la porte ; notez qu’elle était délicieuse.

― Rougon est chaste, déclara solennellement M. Béjuin.

M. La Rouquette fut pris d’un fou rire. Il protestait ; il aurait cité des faits, s’il avait voulu.

― Ainsi, murmura-t-il, madame Correur...

― Jamais ! dit M. Kahn, vous ne connaissez pas cette histoire.

― Eh bien, la belle Clorinde alors !

― Allons donc ! Rougon est trop fort pour s’oublier avec cette grande diablesse de fille.

Et ces messieurs se rapprochèrent, s’enfonçant dans une conversation risquée, à mots très-crus. Ils dirent les anecdotes qui circulaient sur ces deux Italiennes, la mère et la fille, moitié aventurières et moitié grandes dames, qu’on rencontrait partout, au milieu de toutes les cohues : chez les ministres, dans les avant-scènes des petits théâtres, sur les plages à la mode, au fond des auberges perdues. La mère, assurait-on, sortait d’un lit royal ; la fille, avec une ignorance de nos conventions françaises qui faisait d’elle « une grande diablesse » originale et fort mal élevée, crevait des chevaux à la course, montrait ses bas sales et ses bottines éculées sur les trottoirs les jours de pluie, cherchait un mari avec des sourires hardis de femme faite. M. La Rouquette raconta que, chez le chevalier Rusconi, le légat d’Italie, elle était arrivée, un soir de bal, en Diane chasseresse, si nue, qu’elle avait failli être demandée en mariage, le lendemain, par le vieux M. de Nougarède, un sénateur très-friand. Et, pendant cette histoire, les trois députés jetaient des regards sur la belle Clorinde, qui, malgré le règlement, regardait les membres de la Chambre les uns après les autres, à l’aide d’une grosse jumelle de théâtre.

― Non, non, répéta M. Kahn, jamais Rougon ne serait assez fou !... Il la dit très-intelligente, et il la nomme en riant « mademoiselle Machiavel ». Elle l’amuse, voilà tout.

― N’importe, conclut M. Béjuin, Rougon a tort de ne pas se marier... Ça asseoit un homme.

Alors, tous trois tombèrent d’accord sur la femme qu’il faudrait à Rougon : une femme d’un certain âge, trente-cinq ans au moins, riche, et qui tînt sa maison sur un pied de haute honnêteté.

Cependant, le brouhaha grandissait. Ils s’oubliaient à ce point dans leurs anecdotes scabreuses, qu’ils ne s’apercevaient plus de ce qui se passait autour d’eux. Au loin, au fond des couloirs, on entendait la voix perdue des huissiers qui criaient : « En séance, messieurs, en séance ! » Et des députés arrivaient de tous les côtés, par les portes d’acajou massif, ouvertes à deux battants, montrant les étoiles d’or de leurs panneaux. La salle, jusque là à moitié vide, s’emplissait peu à peu. Les petits groupes, causant d’un air d’ennui d’un banc à l’autre, les dormeurs, étouffant leurs bâillements, étaient noyés dans le flot montant, au milieu d’une distribution considérable de poignées de main. En s’asseyant à leurs places, à droite comme à gauche, les membres se souriaient ; ils avaient un air de famille, des visages également pénétrés du devoir qu’ils venaient remplir là. Un gros homme, sur le dernier banc, à gauche, qui s’était assoupi trop profondément, fut réveillé par son voisin ; et, quand celui-ci lui eut dit quelques mots à l’oreille, il se hâta de se frotter les yeux, il prit une pose convenable. La séance, après s’être traînée dans des questions d’affaires fort ennuyeuses pour ces messieurs, allait prendre un intérêt capital.

Poussés par la foule, M. Kahn et ses deux collègues montèrent jusqu’à leurs bancs, sans en avoir conscience. Ils continuaient à causer, en étouffant des rires.