Obscurément brillants, leur éclat se dirige vers l'obscurité, et toi dont l'ombre illuminerait les ombres, comme la forme de ton ombre serait un spectacle charmant dans le jour pur, l'éclairant de ta lumière plus pure encore, puisque ton ombre brille ainsi à des yeux fermés. Comme mes yeux seraient heureux, dis-je, de te contempler, pendant la vie du jour, puisque pendant la mort de la nuit ta belle ombre imparfaite apparaît à travers un lourd sommeil à des yeux sans regards. Tous les jours me sont des nuits, tant que je ne te vois pas, et les nuits sont des jours éclatants, lorsque mes rêves te voient devant moi.

XLIV

Si l'épaisse substance de ma chair n'était qu'esprit, la distance injurieuse ne m'arrêterait plus en dépit de l'espace, j'arriverais alors des lieux les plus reculés, là où tu te trouves. Peu m'importerait alors, même lorsque mon pied poserait sur le point de la terre le plus éloigné de toi, l'agile pensée peut franchir les mers et la terre, aussi promptement qu'elle a conçu le désir d'arriver dans un lieu. Mais hélas, pensée qui me tue, je ne suis pas la pensée, je ne puis pas franchir d'innombrables lieues lorsque tu es loin de moi, je suis fait au contraire de tant de terre et d'eau que je suis obligé d'attendre en gémissant le bon plaisir de la terre, ne recevant de ces éléments pesants que des larmes amères, gages de la douleur de tous deux.

XLV

Les deux autres éléments, l'air léger et le feu puissant, sont toujours avec toi, où que je me puisse trouver; le premier est ma pensée, le second est mon désir; toujours absents et toujours présents, ils s'élancent d'un vol rapide, et lorsque ces éléments plus prompts sont partis pour accomplir auprès de toi une tendre ambassade d'amour, ma vie, composée de quatre, accablée de mélancolie, retombe dans la mort, en n'en possédant plus que deux jusqu'à ce que les désirs de la vie reparaissent avec ces messages rapides qui reviennent d'auprès de toi, et qui, venant d'arriver tout à l'heure, m'ont assuré de ta bonne santé et m'ont tout raconté; ceci dit, je me réjouis, mais peu de temps satisfait, je te les renvoie, et voilà que je redeviens triste.

XLVI

Mon coeur et mes yeux sont en lutte mortelle, pour partager la conquête de ta vue: mes yeux voudraient refuser à mon coeur la vue de ton portrait, mon coeur soutient que tu habites en lui, retraite que des yeux de cristal n'ont jamais pénétrée, mais les défendants repoussent cette prétention et disent que c'est en eux que se réfléchit ta belle image. Pour décider cette question on a appelé un jury de pensées, toutes habitantes du coeur, et d'après leur sentence la part des yeux transparents, ainsi que la part du pauvre, est fixée comme il suit: ce qui est dû à mes yeux, c'est l'extérieur de ton être, et le droit de mon coeur, c'est l'amour intérieur de ton coeur.

XLVII

Mon oeil et mon coeur se sont ligués, et l'un rend souvent des services à l'autre, quand mon oeil est affamé de regards, ou que mon coeur amorcé s'étouffe de soupirs, alors mon oeil se régale du portrait de mon amour et invite mon coeur à ce banquet en peinture; parfois c'est mon oeil qui est l'hôte de mon coeur et qui prend part à ses pensées d'amour; ainsi tantôt en peinture, tantôt grâce à mon amour, toi qui es absent, tu es toujours présent auprès de moi, car tu ne peux pas t'éloigner au delà de la portée de mes pensées, elles restent avec moi, et sont avec toi: et si elles s'endorment, tout en face de moi réveille mon coeur à la joie de mon coeur et de mes yeux.

XLVIII

Quel soin j'ai pris quand je suis parti de mettre sous des verrous fidèles les moindres bagatelles, afin qu'elles pussent rester pour mon usage dans des retraites sûres et éprouvées à l'abri de mains perfides! Mais toi, à côté de qui tous mes joyaux sont des bagatelles, ma plus grande consolation devenue mon plus grand chagrin, toi le meilleur et le plus cher, mon unique souci, tu es resté en proie à tout voleur vulgaire. Je ne t'ai enfermé dans aucun coffre, si ce n'est là où tu n'es pas, bien que j'y sente ta présence, dans la douce enceinte de mon coeur, d'où tu peux sortir, où tu peux rentrer à ton gré, et j'ai peur qu'on ne vienne te dérober jusque-là, car la fatalité devient voleuse quand il s'agit d'un butin aussi précieux.

XLIX

Prévoyant le temps, s'il vient jamais, où je te verrai jeter un regard sévère sur mes défauts, quand ton affection aura fait sa dernière addition, appelée à régler ses comptes par des conseils prudents, songeant d'avance au temps où tu passeras à côté de moi comme un étranger daignant à peine me saluer de ce regard qui est un soleil pour moi, quand l'amour cruellement changé trouvera des raisons d'une gravité durable, je me fortifie d'avance par la connaissance de ce que je mérite, et je lève la main contre moi-même pour défendre en ton nom tes bonnes raisons. Tu as pour toi la force des lois si tu quittes ton pauvre ami, puisque je n'ai point de cause à alléguer pour ton affection.

L

Comme je voyage pesamment par les chemins, lorsque le but auquel je tends, la fin de mon pénible voyage, enseigne à ce bien-être et à ce repos à dire: «Voilà tant de lieues faites pour t'éloigner de ton ami!» L'animal qui me porte, fatigué de ma tristesse, avance lentement et porte avec peine ce fardeau qui m'accable, comme si la pauvre bête savait par instinct que son cavalier ne goûtait pas une rapidité qui l'éloignait de toi; l'éperon sanglant que la colère enfonce quelquefois dans sa peau ne peut le faire avancer; il y répond par un gémissement douloureux qui m'est plus cruel que l'éperon à ses flancs, car ce gémissement me remet en mémoire que le chagrin est en avant et que j'ai laissé ma joie derrière moi.

LI

C'est ainsi que mon amour excuse la sentence criminelle de mon pauvre coursier quand je m'éloigne de toi; pourquoi me hâter quand je te quitte? jusqu'à mon retour il n'est pas besoin de courir la poste. Mais quelle excuse trouvera alors la pauvre bête, lorsque l'extrême vitesse me semblera pesante? C'est alors que je jouerai des éperons, fussé-je monté sur le vent; je ne m'apercevrai pas du mouvement en volant comme si j'avais des ailes; c'est alors que nul cheval ne pourra tenir tête à mes désirs, et le désir né d'un amour parfait et non d'une chair pesante hennira dans sa course furieuse; mais par amour, l'amour aura compassion de ma pauvre haridelle, puisqu'elle s'est entêtée à marcher lentement quand je m'éloignai de toi, je courrai vers toi et je la laisserai libre de s'en retourner.

LII

Je suis donc comme le riche qu'une bienheureuse clef amène devant les trésors précieux qu'il enferme, ne voulant pas les contempler à toute heure, de peur d'émousser la fine pointe d'un plaisir rare. Voilà pourquoi les fêtes sont si précieuses et si solennelles, c'est qu'elles viennent à de longs intervalles, enchâssées dans la longue année, placées à de longues distances comme des pierres précieuses ou comme les joyaux les plus rares dans un collier. C'est ainsi que le temps vous garde comme un coffre, ou comme une armoire cachée derrière un rideau, pour rendre un certain instant spécialement heureux en dévoilant de nouveau le sujet caché de son orgueil. Béni soyez-vous, vous dont les mérites donnent lieu de triompher quand on vous possède, de vous espérer quand on est privé de votre présence.

LIII

Quelle est donc votre substance et de quoi êtes-vous fait pour attirer à vous des millions d'ombres étrangères? Chacun a une ombre qui lui appartient, et vous, à vous seul, vous projetez toutes sortes d'ombres. Diane ou Adonis, son portrait n'est qu'une mauvaise imitation du vôtre; revêt-on de tous les artifices de la beauté la joue d'Hélène, vous voilà retracé de nouveau dans un costume grec; parle-t-on printemps, ou du temps où l'année foisonne, l'un paraît l'ombre de votre beauté, l'autre semble parée des dons de votre libéralité, et nous vous reconnaissons sous toutes ces formes adorables. Vous avez quelque part à toutes les grâces extérieures, mais vous ne ressemblez à personne et personne ne vous ressemble pour la constance du coeur.

LIV

O combien la beauté semble plus belle sous les ornements précieux qu'y ajoute la fidélité! La rose est charmante, mais nous la trouvons plus charmante encore à cause de ce doux parfum qui réside dans son sein. Les églantines ont des nuances aussi vives que les pétales parfumées des roses, elles sont entourées des mêmes épines et elles se balancent aussi voluptueusement quand le souffle de l'été entr'ouvre leurs boutons, mais leur beauté est toute leur valeur, elles meurent sans qu'on les ait recherchées, elles se fanent sans avoir inspiré de tendresse, elles meurent pour elles-mêmes. Il n'en est pas ainsi des roses parfumées; leur suave mort engendre des parfums délicieux; de même pour vous, aimable et beau jeune homme, quand tous les charmes se flétriront, on distillera votre fidélité dans les vers.

LV

Le marbre et les monuments dorés des pensées ne survivront pas à cette poésie puissante; vous brillerez d'un plus vif éclat dans ces vers que sous des pensées couvertes de poussière, altérées par la négligence du temps. Lorsque la guerre destructive renversera les statues, et que les bouleversements déracineront les travaux de maçonnerie, ni l'épée de Mars ni les flammes dévorantes de la guerre ne pourront brûler le monument vivant de votre mémoire. Vous vous avancerez fièrement en face de la mort et d'une inimitié oublieuse, votre éloge trouvera encore une place même aux yeux de toute la postérité qui usera le monde jusqu'à la dernière sentence. Ainsi, jusqu'au jugement, jusqu'à ce que vous ressuscitiez vous-même, vous vivrez ici, et vous habiterez dans les yeux de ceux qui aiment.

LVI

Puissant amour, renouvelle tes jours, qu'on ne dise pas que ton ardeur est moins vive que celle de l'appétit qui n'est apaisé par la nourriture que pour un jour, et qui demain sera aiguisé de nouveau avec toute son ancienne vigueur. Amour, fais-en de même, qu'importe que tu aies satisfait aujourd'hui tes yeux affamés, jusqu'à ce qu'ils se ferment de satisfaction, recommence demain à regarder et ne tue pas l'âme de l'amour par une constante langueur. Que ce triste intérieur soit comme l'Océan qui sépare les côtes où deux fiancés viennent tous les jours sur la rive afin de jouir davantage du retour de leur amour quand il reviendra, ou bien, dès que c'est l'hiver qui, plein de soucis, fait désirer trois fois plus le retour de l'été et le rend plus précieux.

LVII

Je suis votre esclave: comment pourrais-je faire autrement que de me plier à toute heure et à tout moment à vos désirs? Je n'ai point de temps précieux à employer, point de services à rendre que ceux que vous demandez. Je n'ose pas me plaindre de l'éternité des heures pendant que je suis l'horloge, ma souveraine; en vous attendant, je n'ose pas trouver que l'absence est amère et cruelle, lorsque vous avez une fois dit adieu à votre serviteur; je n'ose pas me demander, dans mes pensées jalouses, où vous êtes, ni chercher à deviner vos affaires, mais tristement, comme un esclave, je vous attends sans penser à rien, si ce n'est que vous rendez heureux ceux auprès desquels vous êtes; l'amour est si fou que tout ce que vous voulez faire, quoi que vous puissiez faire, il n'y voit point de mal.

LVIII

A Dieu ne plaise, à Dieu qui, pour la première fois, m'a fait votre esclave, que je prétende contrôler dans mes pensées le temps de votre bon plaisir, ou vous demander compte de vos heures, moi qui suis votre vassal tenu d'attendre votre loisir! O que je souffre (moi qui suis à vos ordres) la prison et l'absence que m'imposent votre liberté, et que ma patience soumise jusqu'à la servitude supporte toutes les réprimandes sans vous accuser de lui faire tort. Allez où il vous plaira, votre charte est si puissante que vous pouvez de vous-même accorder des priviléges à votre temps, faites ce que vous voudrez, c'est à vous qu'il appartient de vous accorder le pardon de crimes commis contre vous-même. Moi je n'ai qu'à attendre, bien que d'attendre ainsi soit un enfer, et je ne blâme pas ce qui vous convient, que ce soit bon ou mauvais.

LIX

S'il n'y a rien de nouveau, mais que ce qui est ait déjà existé auparavant, comme nos cerveaux sont trompés lorsqu'ils sont en travail d'invention et qu'ils enfantent tout de travers pour la seconde fois un enfant qui a déjà vécu! O si l'histoire pouvait jeter un coup d'oeil en arrière, seulement sur cinq cents révolutions du soleil, et me montrer votre image dans quelque livre antique depuis que l'esprit a pour la première fois été reproduit par des caractères, afin que je pusse voir ce que le vieux monde pourrait dire de cette merveille composite de votre nature, et savoir si nous avons fait des progrès, s'ils valaient mieux que nous, ou si les révolutions étaient les mêmes. Ah! je suis bien sûr que les beaux esprits des temps passés ont admiré et vanté des choses de moins de mérite.

LX

Comme les vagues s'avancent vers la plage couverte de cailloux, de même nos minutes marchent à leur terme. Chacune changeant de place avec celle qui la précède, toutes tendent en avant dans leur travail successif; un enfant qui vient de naître, une fois lancé dans la mer de lumière, rampe jusqu'à la maturité, et une fois qu'il en est couronné, des éclipses tortueuses luttent contre son éclat, et le temps, qui l'avait donné, détruit bientôt ses dons. Le temps disperse la fleur de la jeunesse, creuse ses parallèles sur le front de la beauté, se nourrit des raretés de la fidèle nature, et tout ce qui subsiste attend les coups de sa faux. Et cependant dans un temps qui n'existe encore qu'en espérance, mes vers subsisteront, à l'éloge de ton mérite, en dépit de sa main cruelle.

LXI

Est-il selon ton bon plaisir que ton image tienne mes pesantes paupières ouvertes pendant de longues nuits? Veux-tu que mon sommeil soit troublé pendant que des ombres qui te ressemblent abusent mes regards? Est-ce ton esprit que tu envoies si loin de toi, pour épier ce que je fais, pour découvrir chez moi des heures oisives, des sujets de honte, raisons et prétextes de ta jalousie! Oh non, ton amour est grand, mais il n'est pas assez grand pour cela; c'est mon amour qui me tient les yeux ouverts, c'est mon fidèle amour qui trouble mon repos, pour faire sentinelle en ton honneur. C'est pour toi que je veille, tandis que tu vis ailleurs, bien loin de moi, trop près de bien d'autres.

LXII

Le péché d'amour-propre possède mes yeux, mon coeur, tout en moi, et à ce péché il n'y a point de remède tant il est profondément ancré dans mon coeur. Il me semble qu'il n'y a point de visage si séduisant que le mien, point de taille si parfaite, point de fidélité si précieuse, et je me définis à moi-même mon propre mérite, comme surpassant tout autre de tout point.