Mais lorsque mon miroir me montre comment je suis en réalité, battu par le temps et ridé par l'âge, je lis à rebours tout mon amour-propre, tant il serait inique d'avoir de l'amour-propre dans pareil visage. C'est toi qui es moi-même et que je loue à ma place, colorant ma vieillesse de la beauté de tes jeunes années.
LXIII
Prévoyant le temps où mon ami sera devenu ce que je suis maintenant, lorsque la cruelle main du Temps l'aura usé et écrasé, lorsque les heures en s'écoulant auront épuisé son sang, et couvert son front de lignes et de rides, lorsque la matinée de sa jeunesse en sera venue à la nuit déclinante de la vieillesse, lorsque toutes ces beautés dont il est maintenant roi s'évanouiront ou se seront évanouies à ses yeux en emportant le trésor de son printemps, je le fortifie d'avance contre le cruel couteau de l'âge destructeur, afin qu'il ne puisse enlever de la mémoire la beauté de mon ami bien-aimé, quel que soit son pouvoir sur sa vie. Sa beauté subsistera encore dans ces lignes noires, elles vivront et lui en elles dans toute leur fraîcheur.
LXIV
Lorsque je vois les monuments élevés dans les temps passés par les riches et par les orgueilleux désignés par la main brutale du Temps, quand je vois abattues des tours naguère hautaines, et que l'airain éternel devient la proie de la rage des hommes, quand je vois l'Océan avide remporter des avantages sur le royaume de ses rives, et le jeune sol gagner sur les flots de la mer, que je vois le gain naître des pertes, et les pertes du gain, quand je vois tout ce changement dans la grandeur, ou la grandeur elle-même en venir à déchoir, ces ruines m'apprennent à réfléchir que le temps viendra et m'enlèvera mon ami. Cette pensée est comme une mort qui ne peut s'empêcher de pleurer tout en possédant celui qu'elle redoute de perdre.
LXV
Puisque ni l'airain, ni la pierre, ni la terre, ni la mer sans borne n'échappent à la puissance du funèbre destructeur, comment la beauté se défendra-t-elle contre cette fureur, elle qui n'a pas plus de force qu'une fleur? Comment l'haleine embaumée de l'été résistera-t-elle au siége désastreux des jours qui l'attaquent, puisque les rochers imprenables ne sont pas assez forts, et que les portes d'acier ne sont pas assez robustes pour échapper aux ravages du Temps? Oh! réflexion terrible! où peut-on, hélas! cacher le joyau le plus précieux du Temps pour éviter qu'il ne soit jeté dans le coffre du Temps? Quelle main assez robuste pourrait retenir son pied agile? ou lui interdire la destruction de la beauté? Personne, à moins que ce miracle ne réussisse en faisant resplendir mon amour au moyen de mon encre noire.
LXVI
Fatigué de tout ce que je vois, j'appelle la mort et le repos; le mérite naît mendiant et le misérable néant est paré de gaieté, et la foi la plus pure est indignement parjurée, l'honneur doré est honteusement mal placé, la vertu des jeunes filles est grossièrement déçue, la perfection du droit est injustement déshonorée, et la force est paralysée par une puissance boiteuse, la folie en guise de docteur gouverne la sagesse, la simple vérité est à tort appelée sottise, le bien captif suit le mal devenu le maître; fatigué de voir tout cela, je voudrais y échapper; seulement en mourant, je laisserais mon amour tout seul.
LXVII
Ah! pourquoi faut-il qu'il vive au milieu de la peste, et qu'il honore l'impiété de sa présence avant que le péché en prenne avantage pour se parer de sa société? Pourquoi le fard imiterait-il ses joues, et emprunterait-il un éclat mort à son teint vivant? Pourquoi la pauvre beauté chercherait-elle partout des roses imaginaires, puisque les siennes sont vraies? Pourquoi vivrait-elle maintenant que la nature a fait banqueroute, et qu'elle n'a plus de sang qui puisse rougir à travers des veines animées? Elle n'a plus maintenant d'autre trésor que lui, et fière de tous les yeux, elle en vit uniquement. Elle le conserve précieusement pour montrer comme elle était riche autrefois, avant les derniers temps qui ont été si mauvais.
LXVIII
Ses joues sont comme la carte des joues passées, lorsque la beauté vivait et mourait, ou encore comme les fleurs, avant qu'on portât ces insignes bâtards de la beauté, avant qu'ils osassent se fixer sur le front d'un vivant; avant qu'on eût appris à raser les chevelures dorées des morts, ces dépouilles auxquelles les sépulcres ont droit, pour vivre une seconde fois sur une seconde tête, avant que les tresses d'une beauté morte en eussent paré d'autres, on avait en lui les saints jours du temps passé. C'est lui-même, sans ornement, sincère: il ne se fait pas un été de la verdure d'autrui; il ne dépouille pas ce qui est vieux pour orner de nouveau sa beauté, et la nature le conserve comme un tableau pour montrer à ce faux art ce qu'était autrefois la beauté.
LXIX
Il ne manque rien à tout ce que les yeux du monde voient en toi que les pensées du coeur puissent améliorer; toutes les langues qui sont la voix des âmes te rendent cette justice, ne disant que la vérité, suivant l'usage des ennemis, lorsqu'ils font des éloges. L'extérieur est couronné de louanges extérieures; mais ces mêmes langues qui te rendent si bien ce qui t'est dû affaiblissent ces éloges par d'autres accents en voyant plus loin que ne montrent les yeux. On pénètre la beauté de ton esprit, et ils la mesurent approximativement par tes oeuvres, en sorte que leurs pensées avares, malgré la libéralité de leurs yeux, joignent à la beauté de tes fleurs l'odeur désagréable des mauvaises herbes; mais voilà pour quelle raison ton parfum ne répond pas à ta beauté: tu pousses avec trop d'abondance.
LXX
Ce n'est pas ta faute si on te blâme. La beauté a toujours servi de but à la calomnie. L'ornement de la perfection est le soupçon, corbeau qui traverse l'air le plus pur des cieux. Ainsi sois seulement vertueux; la calomnie ne fait que prouver ton mérite recherché par le temps; car le chancre du vice s'attaque toujours aux boutons les plus parfumés, et ton printemps se présente dans toute sa fleur et toute sa pureté. Tu as traversé les embûches de la jeunesse sans être assailli, ou en restant vainqueur. Cependant cet éloge ne peut pas être assez à ton honneur pour enchaîner l'envie qui grandit toujours. Si quelque soupçon de mal ne voilait pas ton éclat, tu régnerais seul sur tous les coeurs.
LXXI
Quand je serai mort, ne pleurez pas plus longtemps que vous n'entendrez retentir le sombre glas funèbre, annonçant au monde que j'ai quitté ce vilain monde pour aller vivre avec de vilains vers. Si vous lisez ces vers, ne vous rappelez pas qui les a écrits. Je vous aime tant, que je voudrais être banni de vos chères pensées plutôt que de vous rendre triste en pensant à moi. Ou bien, dis-je, si vous regardez ces vers quand je serai peut-être mélangé à l'argile, ne répétez même pas mon pauvre nom; mais laissez votre amour passer avec ma vie, de peur que le sage monde, s'enquérant de vos gémissements, ne se moque de vous à mon sujet quand je n'y serai plus.
LXXII
Oh! de peur que le monde ne prenne à tâche de vous faire énumérer quel mérite je pouvais avoir pour que vous conserviez de l'affection pour moi après ma mort, mon ami bien-aimé, oubliez-moi tout à fait, car vous ne pourriez pas prouver qu'il y eût en moi quelque chose digne de vous, à moins que vous n'inventassiez quelque pieux mensonge, afin de faire pour moi plus que mon propre mérite, en accumulant sur le pauvre mort plus d'éloges que la vérité avare n'en voudrait accorder, de peur que votre fidèle amour ne soit convaincu de fausseté en parlant bien de moi par affection en dépit de la vérité; que mon nom soit enterré avec mon corps et ne survive pas pour vous faire honte, ainsi qu'à moi, car j'ai honte de ce que je produis, et vous devriez avoir honte aussi d'aimer des choses qui ne valent rien.
LXXIII
Tu vois en moi le temps de l'année où il ne reste sur les branches qui tremblent de joie que des feuilles jaunies, en petit nombre, point du tout peut-être, choeurs nus et délabrés où chantaient naguère de gentils oiseaux. Tu vois en moi le crépuscule de ce qui reste du jour lorsqu'il disparaît à l'occident après le coucher du soleil, et que peu à peu la sombre nuit, seconde édition de la mort, efface tout à fait pour tout plonger dans le repos. Tu vois en moi les dernières lueurs de ce qui reste d'un feu qui brûle au milieu des cendres de sa jeunesse comme sur le lit de mort où il va expirer consumé par ce qui le nourrissait naguère. Tu vois tout cela, et ton amour, en devient plus ardent pour aimer ce que tu seras obligé de quitter tout à l'heure.
LXXIV
Mais sois content, lorsque cette arrestation terrible contre laquelle il n'y a point de garantie viendra à m'entraîner, ma vie laissera dans ces lignes quelque intérêt, qui te restera en souvenir de moi. Quand tu repasseras ceci, tu repasseras la part de mon être qui t'était consacrée. La terre ne peut avoir que la terre, qui lui appartient; mon âme est à toi, c'est ce qu'il y a de meilleur en moi; tu n'auras donc perdu que le rebut de ma vie, la proie des vers, par la mort de mon corps, misérable conquête du couteau d'un scélérat, trop vile pour en conserver la mémoire. Il ne vaut que par ce qu'il contient, et ce qu'il contient, c'est ce qui te reste.
LXXV
Vous êtes à mes pensées ce que sont les aliments à la vie, les douces averses à la terre, et pour vous posséder en paix je soutiens un combat comme celui d'un avare avec sa richesse, tantôt il en jouit fièrement, et d'autres fois il redoute l'âge perfide qui lui dérobera son trésor; tantôt, je m'imagine qu'il vaut mieux être avec vous tout seul, tantôt je préfère que le monde soit témoin de ma satisfaction; parfois servi à souhait, je me rassasie de votre vue, d'autres fois, j'ai faim et soif d'un regard, ne possédant et ne recherchant d'autres plaisirs que ceux que j'ai eus ou que je puis trouver en vous. C'est ainsi que jour après jour, je languis ou j'abuse de mes joies, dévorant tout d'un coup ou séparé de tout.
LXXVI
Pourquoi mes vers sont-ils si stériles en orgueil nouveau, si loin de toute variation et de tout changement rapide? Pourquoi avec le temps n'ai-je pas l'idée de jeter un regard de côté sur les méthodes nouvelles et leurs arrangements étranges? Pourquoi écrivé-je toujours de la même manière, restant toujours le même, et revêtant mes inventions d'un habit si bien connu que chaque mot dit presque mon nom, indique leur naissance et d'où ils sont venus? Sachez, mon ami bien-aimé, que je parle toujours de vous. Vous êtes avec l'amour mon éternel sujet; ainsi, tout ce que je fais de mieux, c'est d'habiller d'anciennes paroles, et de recommencer à dépenser ce que j'ai déjà dépensé, car de même que le soleil est tous les jours nouveau et ancien, de même mon amour répète toujours ce qu'il a déjà dit.
LXXVII
Ton miroir te montrera comment ta beauté se fane; ton cadran, comment tes précieuses minutes s'envolent; les feuilles blanches prendront l'empreinte de ton esprit, et tu peux goûter la science de ce livre. Les rides que ton miroir te montrent à bon droit rappelleront à ta mémoire les tombeaux ouverts; d'après la fuite de l'ombre sur ton cadran, tu peux apprendre la marche perfide du temps vers l'éternité. Ce que ta mémoire ne peut conserver, vois, transmets-le à ces espaces déserts et tu verras que ces enfants nourris, enfantés par ton cerveau te feront faire une nouvelle expérience de ton esprit. Toutes les fois que tu te livreras à ces occupations, tu en profiteras et tu enrichiras ton livre.
LXXVIII
Je t'ai si souvent invoqué pour ma muse, et j'y ai trouvé une si généreuse assistance pour mes vers, que toutes les plumes étrangères ont adopté le même usage et dispensent leur poésie sous tes auspices. Tes yeux qui ont appris aux muets à chanter dans les airs, à la pesante ignorance à planer dans les cieux, ont ajouté des plumes à l'aile du savant, et ont octroyé à la bonne grâce une double majesté. Cependant sois fier surtout de ce que je produis, l'influence en est tienne, tout est né de toi, tu ne fais que perfectionner le style des ouvrages d'autrui et ajouter tes grâces à l'art de l'écrivain; mais je n'ai d'autre art que toi, et c'est toi qui élèves ma rude ignorance jusqu'aux hauteurs de l'érudition.
LXXIX
Tant que j'invoquais seul ton secours, mes vers possédaient seuls toute ta bonne grâce; mais maintenant ma suave harmonie décline, ma muse malade cède la place à une autre.
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