Donne à mon amour une renommée plus prompte que le Temps n'use la vie; tu pourras ainsi arrêter sa faux et son couteau recourbé.

CI

O muse vagabonde, comment te feras-tu pardonner de négliger ainsi la vérité retrempée dans la beauté? La vérité et la beauté dépendent toutes deux de mon amour, et tu fais comme elles; tu trouves là ta dignité. Réponds, muse, ne diras-tu pas par hasard: «La vérité n'a pas besoin qu'une autre couleur s'ajoute à sa couleur, la beauté n'a pas besoin d'un crayon pour faire ressortir la vérité de la beauté, ce qui est parfait l'est plus encore, lorsqu'on ne le mélange pas?» Parce que la louange n'est pas nécessaire, veux-tu rester muette? n'excuse pas ainsi ton silence; car il dépend de toi de le faire survivre à une tombe toute dorée, et de lui assurer les éloges des siècles à venir. Remplis donc ton office, ô muse. Je t'apprendrai comment il faut le faire vivre dans la postérité tel qu'il apparaît aujourd'hui.

CII

Mon amour est plus fort, quoique plus faible en apparence; je n'aime pas moins, quoique je paraisse moins aimer. C'est un amour vénal, que celui dont la bouche va partout publiant la riche valeur; notre amour était jeune, et encore dans son printemps, quand j'avais coutume de le célébrer dans mes vers; semblable à Philomèle qui chante au plus fort de l'été, et fait taire son chalumeau quand les jours prennent de la maturité. Non que l'été soit moins agréable aujourd'hui que lorsque ses hymnes mélancoliques faisaient faire silence à la nuit; mais tous les rameaux sont chargés d'une musique plaintive, et les plaisirs qui deviennent communs perdent leur charme précieux. Comme elle, je me tais parfois, car je ne voudrais pas vous importuner de mes chants.

CIII

Hélas! quelle pauvreté montre ma muse, quand elle a un tel sujet pour déployer son orgueil! La vérité toute nue a plus de valeur que lorsque tous mes éloges viennent s'y ajouter. Oh! ne me blâmez pas si je ne puis plus écrire! Regardez dans votre miroir, et vous y verrez un visage qui vient détruire toutes mes grossières inventions, qui ôte tout prix à mes vers, et me couvre de honte. Ne serait-il donc pas criminel, en voulant corriger, de gâter ce qui était auparavant beau? Car mes vers tendent uniquement à dire vos charmes et vos mérites; et votre miroir, quand vous le regardez, vous montre plus, bien plus que ne sauraient dire mes vers.

CIV

Pour moi, mon bel ami, vous ne serez jamais vieux, car votre beauté me paraît être aujourd'hui telle que je la vis quand je vous contemplai pour la première fois. Le froid de trois hivers a fait tomber des forêts l'orgueil de trois étés; j'ai vu dans le cours des saisons trois beaux printemps se transformer en automnes jaunissantes; trois fois les parfums d'avril ont été consumés par les chaleurs de juin, depuis que je vous ai vu pour la première fois dans votre fraîcheur, vous qui êtes encore vert. Ah! pourtant la beauté, comme l'aiguille d'un cadran, se dérobe peu à peu, sans qu'on voie sa marche, de même votre teint charmant, que je crois voir toujours le même, ne reste pas immobile, et mes yeux peuvent me tromper. Entends donc ceci, ô toi, âge encore à naître; avant que vous fussiez né, l'été de la beauté était mort.

CV

Qu'on n'appelle pas mon amour une idolâtrie! Qu'on ne dise pas que mon bien-aimé est une idole, puisque tous mes chants et toutes mes louanges doivent à jamais le célébrer, lui et toujours lui. Mon ami est bon aujourd'hui, bon demain, toujours constant dans une perfection merveilleuse: ainsi mes vers, réduits à chanter la constance, n'expriment qu'une seule chose, et renoncent à toute variété. Beau, bon et fidèle, voilà tout mon sujet. Beau, bon et fidèle, en empruntant d'autres expressions et je dépense tout ce que j'ai d'invention à opérer ce changement, à mettre en un seul trois thèmes, qui me donnent une marge inouïe. On a souvent vu séparées, la beauté, la bonté et la fidélité, mais jusqu'à ce jour, elles ne s'étaient jamais réunies en une seule personne.

CVI

Quand je vois, dans les chroniques du temps passé, des descriptions des plus belles personnes, et de beaux vieux vers en l'honneur de dames qui sont mortes et de charmants seigneurs; alors, dans le blason des perfections de la beauté, de la main, du pied, de la lèvre, de l'oeil, du front, je vois que les plumes antiques ont voulu exprimer la beauté que vous possédez aujourd'hui. Toutes leurs louanges ne sont que des prophéties de notre temps, elles vous annoncent toutes; si ce n'était qu'ils vous ont contemplée avec des yeux prophétiques, ils n'auraient pas eu assez de talent pour chanter vos mérites. Car nous, qui voyons maintenant le temps présent, nous avons des yeux pour admirer, mais nos langues sont inhabiles à vous célébrer.

CVII

Ni mes propres craintes, ni l'âme prophétique du vaste univers qui rêve aux choses à venir, ne peuvent assigner une durée à mon fidèle amour, ni le regarder comme exposé à une condamnation fatale. La lune mortelle a supporté son éclipse, et les tristes augures se rient de leurs propres présages. Les incertitudes sont maintenant parfaitement certaines et la paix proclame d'éternelles branches d'olivier. Mon amie est resplendissante de la rosée de ce temps embaumé, et la mort s'incline devant moi, puisqu'en dépit d'elle je vivrai dans ces pauvres vers, tandis qu'elle insulte à des tribus stupides et muettes. Et toi, tu trouveras ici un monument à ta louange, lorsque les cimiers et les tombeaux de bronze des tyrans auront disparu.

CVIII

Qu'y a-t-il dans le cerveau que l'encre puisse retracer, et que mon fidèle coeur n'ait pas dépeint pour toi? Quoi de nouveau à dire, quoi de nouveau à enregistrer, pour exprimer mon amour ou ton mérite accompli? Rien, cher enfant; mais cependant, il faut que je redise chaque jour la même chose, comme de saintes prières. Je ne trouve vieux rien de vieux; tu es à moi, je suis à toi, comme le jour où pour la première fois j'ai célébré ton nom charmant. L'amour éternel dans la nouvelle enveloppe de l'amour ne craint ni la poussière ni les outrages du temps; il ne laisse point de place à des rides nécessaires, l'antiquité lui appartient à tout jamais, et il trouve la première invention de l'amour là où le temps et les formes extérieures voudraient faire croire que l'amour est mort.

CIX

Oh! ne dites jamais que je n'étais pas fidèle, lors même que mon absence semblerait pouvoir faire douter de ma flamme. Il me serait aussi facile de me quitter moi-même, que de m'éloigner de mon âme qui repose dans ton sein. C'est la demeure de mon amour: si j'ai erré au loin comme ceux qui voyagent, je reviens enfin, au jour dit, et toujours le même, et j'apporte moi-même de l'eau pour laver ma souillure. Bien que toutes les erreurs qui assiégent tous les hommes aient régné en moi, ne crois jamais que mon coeur ait pu être assez honteusement souillé pour ne compter pour rien tous les mérites. Je ne vois rien dans ce vaste univers, rien que toi, ma rose; tu es mon tout.

CX

Hélas! il est vrai, j'ai erré çà et là et j'ai pris l'habit d'un paillasse au vu de tous; j'ai blessé mes propres sentiments, fait peu de cas de ce qu'il y a de plus précieux; et j'ai fait de vieux crimes avec des affections nouvelles. Il est trop vrai que j'ai contemplé la vérité d'un oeil oblique et mécontent; mais, à tout prendre, ces écarts ont donné à mon coeur une jeunesse nouvelle, et mes tristes essais m'ont prouvé que tu valais mieux que tout le reste. Maintenant tout est terminé; possède ce qui n'aura pas de terme.