Je n'aiguiserai plus jamais mon appétit dans de nouvelles épreuves, pour juger une plus ancienne amie, un Dieu d'amour, qui est désormais tout pour moi. Accueille-moi donc favorablement, toi qui es mon ciel, et reçois-moi sur ton sein si pur et si tendre.

CXI

Oh! par amour pour moi, blâmez la Fortune, cette déesse coupable de mes mauvaises actions, qui n'a pourvu à mon existence qu'en me forçant de faire appel au public, qui engendre les moeurs publiques. C'est pour cela que mon nom reçoit une flétrissure, et que ma nature porte presque l'empreinte de son travail, comme la main du teinturier; plaignez-moi donc, et souhaitez que je pusse me renouveler. Patient docile, je boirai des potions de vinaigre; je ne trouverai amère aucune amertume si elle peut combattre ma terrible maladie; j'accepterai tout châtiment qui pourra me corriger. Plaignez-moi donc, cher ami, et je vous assure que votre pitié suffira pour me guérir.

CXII

Votre amour et votre pitié effacent la marque que le scandale vulgaire a imprimée sur mon front. Que m'importe qu'on dise du bien ou du mal de moi, pourvu que vous abritiez mes défauts, et que vous approuviez mes qualités. Vous êtes pour moi l'univers entier, et je dois m'efforcer de recueillir de votre bouche soit le blâme soit la louange. Personne d'autre n'est rien pour moi, je ne me soucie de personne; que la destinée ou le jugement du monde me traite bien ou mal. Je jette dans un si profond abîme tout souci des autres voix, que la langue de ma vipère ne peut plus ni critiquer ni flatter. Voyez comment je me console de l'oubli: Vous êtes si profondément établie dans mon âme, que tout le reste du monde me paraît mort.

CXIII

Depuis que je vous ai quittée, mon oeil est dans mon coeur, et ce qui me conduit à travers le monde n'accomplit qu'à demi ses fonctions, et est à moitié aveugle; il a l'air de voir, mais en réalité, il est absent; car il ne transmet à mon coeur aucune forme d'oiseau ni de fleur, dont il s'empare; l'esprit n'a point de part à sa rapide perception, et ne retient pas par lui-même ce qu'il saisit: car s'il voit le spectacle le plus affreux ou le plus charmant, la plus douce physionomie, ou la créature la plus difforme, une montagne ou l'Océan, le jour ou la nuit, un corbeau ou une colombe, il les revêt de votre forme. Incapable de plus, absorbé en vous, mon esprit trop fidèle me fait mentir.

CXIV

Peut-être mon coeur, rempli de votre image, accepte-t-il cette flatterie, qui est le fléau des souverains? Ou bien dirai-je que mon oeil dit vrai, et que votre amour lui a enseigné ce miracle d'alchimie? Il transforme des monstres et des objets odieux en chérubins qui ressemblent à votre charmante personne, faisant de tout ce qui est mauvais un tout parfait, dès que les objets sont soumis à ses rayons. Oh! j'avais raison au début; mon oeil est un flatteur, et mon grand coeur l'accepte royalement. Mon oeil sait bien ce qui charme son goût, et il prépare la coupe pour son palais. S'il est empoisonné, le mal n'est pas grand, puisque mon oeil l'aime, et commence tout le premier.

CXV

Les vers que j'ai écrits jadis en ont menti; surtout ceux qui ont dit que je ne pouvais pas vous aimer plus tendrement; et cependant je ne concevais pas alors comment ma flamme alors si vive pourrait encore devenir plus ardente. Je songeais au temps, dont les innombrables accidents viennent annuler les voeux, et changer les décrets des rois, altèrent la sainte beauté, émoussent les désirs les plus vifs, et font changer d'objet aux esprits les plus puissants; hélas, puisque je craignais la tyrannie du temps, ne pouvais-je pas dire alors: «Maintenant je vous aime mieux que jamais?» J'étais certain de l'incertitude des choses, je couronnais le présent, je doutais du reste. L'amour est un enfant; n'aurais-je donc pu le dire, et promettre une entière croissance à qui croît aujourd'hui?

CXVI

Je n'admets point d'obstacles qui puissent entraver le mariage de coeurs fidèles. Ce n'est pas de l'amour qu'un amour qui change quand il trouve du changement, ou qui succombe et s'éloigne quand on s'éloigne de lui. Oh! non! c'est un fanal inébranlable qui contemple les tempêtes, sans jamais se laisser émouvoir par elles; c'est une étoile pour toutes les barques errantes; on ignore sa valeur, bien qu'on puisse mesurer la hauteur où il se trouve. L'amour n'est pas le jouet du temps, quoiqu'il frappe de sa faucille recourbée les lèvres et les joues vermeilles; l'amour ne change pas avec les heures et les semaines rapides, mais il dure jusqu'au dernier jour. Si c'est une erreur, et qu'on puisse me le prouver, je n'ai jamais écrit, et nul homme n'a jamais aimé.

CXVII

Accusez-moi en disant que j'ai gaspillé tout ce dont j'aurais dû récompenser votre rare mérite; que j'ai oublié de faire appel à votre précieux amour, auquel me rattachent tous les jours tant de liens; que j'ai souvent vécu parmi des coeurs inconnus et négligé vos droits si chèrement achetés; que j'ai laissé le vent enfler toutes les voiles qui pouvaient me transporter bien loin de vous. Notez tous mes caprices et toutes mes erreurs; accumulez vos reproches fondés sur des preuves véritables; regardez-moi d'un oeil courroucé, mais ne me tuez pas dans votre haine qui s'éveille, puisque je dis, pour me défendre, que j'ai cherché à mettre à l'épreuve la constance et la vertu de votre amour.

CXVIII

De même que pour aiguiser notre appétit, nous approchons de notre palais des boissons acides; de même que pour prévenir des maladies encore à naître, nous sommes malades pour éviter la maladie, quand nous nous purgeons; de même, moi qui étais tout plein de votre inaltérable douceur, j'ai voulu me nourrir de sauces amères, et las de mon bien-être, j'ai trouvé une sorte de plaisir à être malade, avant que cela fût vraiment nécessaire. C'est ainsi que ma politique amoureuse, en voulant prévenir des maux qui n'existaient pas, a créé des maux certains, et amené le trouble dans une santé qui, fatiguée du bien, avait voulu être guérie par le mal. Mais par là j'ai appris, et je tiens la leçon pour bonne, que les drogues empoisonnent celui qui avait pu se lasser de vous.

CXIX

Ah! combien j'ai bu de boissons faites de larmes de sirènes, distillées dans des alambics aussi effroyables que l'enfer: j'ai craint en espérant, et j'ai espéré en craignant, perdant toujours quand je me croyais près de gagner! Quelles déplorables erreurs a commises mon coeur, tandis qu'il se croyait plus heureux qu'il ne l'avait jamais été! Combien mes yeux ont erré loin de leur sphère, dans la folie de cette fièvre insensée! O bénéfice du mal! je comprends aujourd'hui que ce qu'il y a de meilleur est rendu meilleur encore par le mal; et l'amour détruit, lorsqu'il se relève, devient plus beau, plus fort, plus grand qu'au premier abord. Je reviens suffisamment châtié, et je gagne à ma souffrance trois fois plus que je n'ai perdu.

CXX

Je suis bien aise aujourd'hui que vous ayez été jadis si froide à mon égard, et il faut que je me courbe sous le poids de ma faute, en souvenir du chagrin que je ressentis alors, à moins que mes nerfs ne soient d'airain ou d'acier martelé. Car si ma froideur vous a autant fait souffrir que j'ai souffert jadis de la vôtre, vous avez dû passer votre temps en enfer. Et moi, tyran que je suis, je n'ai pas songé à peser ce que m'avait autrefois coûté votre crime. Oh! si votre nuit de douleur m'avait rappelé combien le vrai chagrin déchire le coeur, et si je vous avais offert, comme vous me l'offrîtes alors, l'humble onguent qui guérit les coeurs blessés! mais votre faute d'autrefois m'est un gage. La mienne paye la rançon de la vôtre, et la vôtre doit payer ma rançon.

CXXI

Il vaut mieux être vil que d'être estimé vil, si, lorsqu'on ne l'est pas, on vous reproche de l'être; le plaisir le plus légitime est condamné quand il est jugé, non sur notre sentiment, mais sur celui des autres. Car pourquoi les regards traîtres et faux des autres viendraient-ils troubler mon sang généreux? Ou pourquoi y a-t-il, autour de mes faiblesses, des espions plus faibles encore qu'elles, et qui trouvent mal ce que je crois bien? Non, je suis ce que je suis, et ceux qui mesurent mes fautes me prêtent leurs propres erreurs: je puis être droit, quoiqu'ils soient eux-mêmes de travers: il ne faut pas envisager mes actes par leurs méchantes pensées; à moins qu'ils ne soutiennent ce mal général, que tous les hommes sont mauvais, et qu'ils triomphent dans leur perversité.

CXXII

Les tablettes que tu m'as données, sont gravées dans mon esprit avec un souvenir durable qui subsistera bien au delà du temps présent, de ce rang insignifiant, et jusqu'à l'éternité: ou du moins aussi longtemps que la nature laissera subsister mon esprit et mon coeur, jusqu'à ce qu'ils abandonnent au triste oubli leur part de toi, ton souvenir ne pourra jamais s'effacer. Ces pauvres tablettes n'en sauraient contenir autant, et je n'ai pas besoin de porter en compte ton précieux amour; aussi ai-je eu l'audace de les donner à d'autres, pour me confier à des tablettes plus capables de le recevoir: garder un objet destiné à me faire souvenir de toi, ce serait faire entendre que je pourrais t'oublier.

CXXIII

Non! Tu ne pourras te vanter, oh! temps, de ce que je change: les pyramides construites avec un art nouveau, n'ont pour moi rien de nouveau, ni de singulier: elles ne sont qu'une autre forme d'un ancien spectacle.