Mon oeil sait bien ce qui charme son goût, et il prépare la coupe pour son palais. S'il est empoisonné, le mal n'est pas grand, puisque mon oeil l'aime, et commence tout le premier.
CXV
Les vers que j'ai écrits jadis en ont menti; surtout ceux qui ont dit que je ne pouvais pas vous aimer plus tendrement; et cependant je ne concevais pas alors comment ma flamme alors si vive pourrait encore devenir plus ardente. Je songeais au temps, dont les innombrables accidents viennent annuler les voeux, et changer les décrets des rois, altèrent la sainte beauté, émoussent les désirs les plus vifs, et font changer d'objet aux esprits les plus puissants; hélas, puisque je craignais la tyrannie du temps, ne pouvais-je pas dire alors: «Maintenant je vous aime mieux que jamais?» J'étais certain de l'incertitude des choses, je couronnais le présent, je doutais du reste. L'amour est un enfant; n'aurais-je donc pu le dire, et promettre une entière croissance à qui croît aujourd'hui?
CXVI
Je n'admets point d'obstacles qui puissent entraver le mariage de coeurs fidèles. Ce n'est pas de l'amour qu'un amour qui change quand il trouve du changement, ou qui succombe et s'éloigne quand on s'éloigne de lui. Oh! non! c'est un fanal inébranlable qui contemple les tempêtes, sans jamais se laisser émouvoir par elles; c'est une étoile pour toutes les barques errantes; on ignore sa valeur, bien qu'on puisse mesurer la hauteur où il se trouve. L'amour n'est pas le jouet du temps, quoiqu'il frappe de sa faucille recourbée les lèvres et les joues vermeilles; l'amour ne change pas avec les heures et les semaines rapides, mais il dure jusqu'au dernier jour. Si c'est une erreur, et qu'on puisse me le prouver, je n'ai jamais écrit, et nul homme n'a jamais aimé.
CXVII
Accusez-moi en disant que j'ai gaspillé tout ce dont j'aurais dû récompenser votre rare mérite; que j'ai oublié de faire appel à votre précieux amour, auquel me rattachent tous les jours tant de liens; que j'ai souvent vécu parmi des coeurs inconnus et négligé vos droits si chèrement achetés; que j'ai laissé le vent enfler toutes les voiles qui pouvaient me transporter bien loin de vous. Notez tous mes caprices et toutes mes erreurs; accumulez vos reproches fondés sur des preuves véritables; regardez-moi d'un oeil courroucé, mais ne me tuez pas dans votre haine qui s'éveille, puisque je dis, pour me défendre, que j'ai cherché à mettre à l'épreuve la constance et la vertu de votre amour.
CXVIII
De même que pour aiguiser notre appétit, nous approchons de notre palais des boissons acides; de même que pour prévenir des maladies encore à naître, nous sommes malades pour éviter la maladie, quand nous nous purgeons; de même, moi qui étais tout plein de votre inaltérable douceur, j'ai voulu me nourrir de sauces amères, et las de mon bien-être, j'ai trouvé une sorte de plaisir à être malade, avant que cela fût vraiment nécessaire. C'est ainsi que ma politique amoureuse, en voulant prévenir des maux qui n'existaient pas, a créé des maux certains, et amené le trouble dans une santé qui, fatiguée du bien, avait voulu être guérie par le mal. Mais par là j'ai appris, et je tiens la leçon pour bonne, que les drogues empoisonnent celui qui avait pu se lasser de vous.
CXIX
Ah! combien j'ai bu de boissons faites de larmes de sirènes, distillées dans des alambics aussi effroyables que l'enfer: j'ai craint en espérant, et j'ai espéré en craignant, perdant toujours quand je me croyais près de gagner! Quelles déplorables erreurs a commises mon coeur, tandis qu'il se croyait plus heureux qu'il ne l'avait jamais été! Combien mes yeux ont erré loin de leur sphère, dans la folie de cette fièvre insensée! O bénéfice du mal! je comprends aujourd'hui que ce qu'il y a de meilleur est rendu meilleur encore par le mal; et l'amour détruit, lorsqu'il se relève, devient plus beau, plus fort, plus grand qu'au premier abord. Je reviens suffisamment châtié, et je gagne à ma souffrance trois fois plus que je n'ai perdu.
CXX
Je suis bien aise aujourd'hui que vous ayez été jadis si froide à mon égard, et il faut que je me courbe sous le poids de ma faute, en souvenir du chagrin que je ressentis alors, à moins que mes nerfs ne soient d'airain ou d'acier martelé. Car si ma froideur vous a autant fait souffrir que j'ai souffert jadis de la vôtre, vous avez dû passer votre temps en enfer. Et moi, tyran que je suis, je n'ai pas songé à peser ce que m'avait autrefois coûté votre crime. Oh! si votre nuit de douleur m'avait rappelé combien le vrai chagrin déchire le coeur, et si je vous avais offert, comme vous me l'offrîtes alors, l'humble onguent qui guérit les coeurs blessés! mais votre faute d'autrefois m'est un gage. La mienne paye la rançon de la vôtre, et la vôtre doit payer ma rançon.
CXXI
Il vaut mieux être vil que d'être estimé vil, si, lorsqu'on ne l'est pas, on vous reproche de l'être; le plaisir le plus légitime est condamné quand il est jugé, non sur notre sentiment, mais sur celui des autres. Car pourquoi les regards traîtres et faux des autres viendraient-ils troubler mon sang généreux? Ou pourquoi y a-t-il, autour de mes faiblesses, des espions plus faibles encore qu'elles, et qui trouvent mal ce que je crois bien? Non, je suis ce que je suis, et ceux qui mesurent mes fautes me prêtent leurs propres erreurs: je puis être droit, quoiqu'ils soient eux-mêmes de travers: il ne faut pas envisager mes actes par leurs méchantes pensées; à moins qu'ils ne soutiennent ce mal général, que tous les hommes sont mauvais, et qu'ils triomphent dans leur perversité.
CXXII
Les tablettes que tu m'as données, sont gravées dans mon esprit avec un souvenir durable qui subsistera bien au delà du temps présent, de ce rang insignifiant, et jusqu'à l'éternité: ou du moins aussi longtemps que la nature laissera subsister mon esprit et mon coeur, jusqu'à ce qu'ils abandonnent au triste oubli leur part de toi, ton souvenir ne pourra jamais s'effacer. Ces pauvres tablettes n'en sauraient contenir autant, et je n'ai pas besoin de porter en compte ton précieux amour; aussi ai-je eu l'audace de les donner à d'autres, pour me confier à des tablettes plus capables de le recevoir: garder un objet destiné à me faire souvenir de toi, ce serait faire entendre que je pourrais t'oublier.
CXXIII
Non! Tu ne pourras te vanter, oh! temps, de ce que je change: les pyramides construites avec un art nouveau, n'ont pour moi rien de nouveau, ni de singulier: elles ne sont qu'une autre forme d'un ancien spectacle. Le temps est court pour nous, aussi nous admirons ce que tu nous présentes d'ancien; et nous préférons croire que cela est né suivant notre fantaisie plutôt que de croire que nous l'avons déjà entendu raconter. Je te porte un défi à toi dans tes annales; le présent ni passé n'ont rien qui me surprennent; car tes récits mentent comme ce que nous voyons nous-mêmes: ta constante précipitation grandit ou diminue les objets; voici ce dont je fais voeu, et ce qui durera à jamais, c'est que je serai fidèle, en dépit de ta faux et de toi.
CXXIV
Si mon précieux amour n'était que l'enfant de la grandeur, la Fortune pourrait renier cet enfant bâtard, aussi sujet à l'amour ou à la haine du Temps que de l'ivraie cueillie au milieu de l'ivraie, ou des fleurs parmi d'autres fleurs. Mais non, il a grandi loin des accidents du sort; il ne souffre pas au milieu d'une pompe souriante, il ne succombe pas aux coups du sombre mécontentement, selon que la mode l'y invite; il ne craint pas la politique, cette hérétique qui fait son oeuvre dans un bail d'heures rapides, mais il reste debout, suprême politique, qui ne grandit pas avec la chaleur, et que ne sauraient noyer les orages. J'en prends à témoin ces fous du temps, qui meurent pour le bien, après avoir vécu pour le crime.
CXXV
Que m'importerait de porter le dais, d'honorer dans la forme ce qui est extérieur, ou de construire pour l'éternité de vastes bases, qui seraient moins durables que les ruines ou le néant? N'ai-je pas vu tout perdre à ceux qui ne songeaient qu'aux biens et aux faveurs de ce monde, qui leur rendaient les plus grands hommages, et perdaient la simple saveur en cherchant des mélanges plus précieux? Pauvres ouvriers, qui se consumaient en regards! Non; je veux être obséquieux dans ton coeur, reçois mon oblation, elle est pauvre mais libre; nulle autre ne veut s'y mêler; elle ne connaît pas l'art, mais rends-la mutuelle; je me donne seulement à toi. Loin de moi, dénonciateur suborné! plus tu l'attaques, et plus l'âme fidèle échappe à ton pouvoir!
CXXVI
O toi, aimable enfant, qui tiens en ton pouvoir le miroir capricieux du Temps, et l'heure, sa faucille! Toi qui as grandi en décroissant, et qui nous montres tes adorateurs en train de se flétrir, tandis que tu grandis, ô charmante créature. Si la nature, souveraine maîtresse de ce qui périt tandis que tu avances, veut encore te retenir, elle te garde afin de déshonorer le Temps par son habileté, et de tuer les tristes minutes. Cependant crains-la, ô toi, favori de son caprice; elle peut retenir, mais non conserver son trésor; il faut finir par entendre son appel; elle ne se tait que pour te rendre.
CXXVII
Jadis ce qui était noir ne passait pas pour blanc, ou, lorsqu'on le jugeait tel, il ne portait pas le nom de beauté, mais maintenant le noir est l'héritier successif de la beauté, et la beauté est outragée par une honte bâtarde; car depuis que la main a pris le pouvoir de la nature, pour embellir la laideur du faux attrait de l'art, la charmante beauté n'a plus de nom, ni d'heure sacrée, elle est profanée, lorsqu'elle n'est pas dans la disgrâce. Aussi les yeux de ma maîtresse sont-ils d'un noir de corbeau, ses yeux si beaux; et ils ont air de pleurer sur celles qui, n'étant pas nées avec le teint blanc, ne manquent d'aucun attrait, et insultent la créature par leur charme mensonger, mais lorsqu'ils pleurent, le chagrin leur va si bien que tout le monde dit que ta beauté devrait revêtir cet aspect.
CXXVIII
Combien, lorsque tu joues, toi qui es ma musique, une douce musique sur ce bois béni que font résonner tes doigts charmants, lorsque tu fais doucement obéir cette harmonie vibrante qui étonne mon oreille, combien souvent j'envie ces marteaux qui s'élancent pour baiser la tendre paume de ta main, tandis que mes pauvres lèvres, qui devraient recueillir cette récolte, rougissent à tes côtés de la hardiesse de ce bois? Pour être ainsi caressées, elles changeraient volontiers de place et de sort avec ces petits morceaux de bois sautillants sur lesquels tes doigts se promènent avec une douce élégance, rendant un bois mort plus heureux que des lèvres vivantes. Puisque ces impertinents marteaux ont un pareil bonheur, donne-leur tes doigts, et donne-moi tes lèvres à embrasser.
CXXIX
La luxure est la dépense de l'âme dans un abîme de honte, et jusqu'à ce qu'elle soit satisfaite, la luxure est parjure, meurtrière, sanguinaire, digne de blâme, sauvage, excessive, grossière, cruelle, et digne d'inspirer la méfiance dès qu'elle est satisfaite, on la méprise: on la poursuit au delà de toute raison, et dès qu'on en a joui, on la hait au delà de toute raison, comme une amorce placée à dessein pour rendre fou celui qui s'y laissera prendre. On la poursuit avec folie, et la possession vous rend fou, avant, pendant et après, elle est extrême. Dans l'avenir elle semble un bien suprême, dans le passé, elle n'est qu'une souffrance; d'avance, on la regarde comme une joie future, mais après, ce n'est plus qu'un rêve: tout le monde sait cela; et cependant personne ne sait comment éviter le ciel qui conduit les hommes dans cet enfer.
CXXX
Les yeux de ma maîtresse ne sont rien auprès du soleil, le corail est bien plus vermeil que ne sont ses lèvres; si la neige est blanche, ses seins sont noirs; si les cheveux sont en fil de fer, elle a sur la tête des fils de fer noir. J'ai vu des roses panachées, blanches et rouges, mais je ne vois pas sur ses joues de semblables roses, et il y a des parfums encore plus charmants que le souffle qui s'exhale des lèvres de ma maîtresse.
1 comment