J'aime à l'entendre parler, et cependant je sais bien que la musique a un son bien plus agréable; j'avoue que je n'ai jamais vu marcher une déesse; ma maîtresse, quand elle marche, foule le sol; et cependant, de par le ciel, je crois que mon amie est aussi précieuse que toutes celles qu'on accable de comparaisons menteuses.

CXXXI

Tu es aussi tyrannique, telle que tu es, que celles dont les charmes les rendent fièrement cruelles. Car tu sais bien que pour mon coeur tendre et fidèle tu es le plus beau et le plus précieux des bijoux. Cependant, de bonne foi, il en est qui disent que ton visage n'est pas de nature à faire gémir l'amour. Je n'ose pas dire qu'ils se trompent, quoique je me le jure à moi-même dans la solitude. Et pour être sûr que je n'ai pas tort de le jurer, je gémis mille fois, mais en pensant à ton visage, quand je me repose sur ton sein, je déclare qu'à mon avis ton teint brun est plus blanc que tout au monde. Tu n'as de noir que tes actions, et c'est là, je pense, ce qui fait naître ces calomnies.

CXXXII

J'aime tes yeux, et ceux qui connaissent ton coeur me tourmentent de leur dédain, en faisant semblant de me plaindre: ils se sont vêtus de noir, et ils pleurent tendrement en contemplant ma douleur avec une charmante cruauté. Véritablement le soleil du matin qui brille dans le ciel ne pare pas même les joues grises de l'orient, et l'étoile qui se montre le soir, n'orne pas plus le sombre occident que ces deux yeux en deuil ne parent ton visage: Oh, si ton coeur pouvait donc aussi pleurer sur moi, puisque le deuil te va si bien, et si ta pitié pouvait s'étendre sur tout! Alors, je jurerais que la beauté elle-même est noire et que toutes celles qui n'ont pas ton teint sont laides.

CXXXIII

Malheur à ce coeur qui fait gémir mon coeur, par la profonde blessure qu'il fait à mon ami et à moi! N'est-ce pas assez de me torturer, sans qu'il faille encore réduire à l'esclavage mon plus cher ami? Ton cruel regard m'a enlevé à moi-même, et tu as encore plus complétement absorbé celui qui me tient le plus près au coeur; je suis abandonné par lui, par moi-même et par toi; triple tourment que d'être ainsi persécuté. Emprisonne mon coeur dans la forteresse de ton coeur d'acier, mais que mon pauvre coeur serve d'otage pour le coeur de mon ami; si tu me gardes, que mon coeur soit sa sentinelle; tu ne pourras pas user de rigueur dans ma prison; et pourtant si, car je suis tellement absorbé en toi, que moi et tout ce qui est en moi, nous t'appartenons par force.

CXXXIV

Maintenant j'ai avoué qu'il est à toi, et je me suis moi-même engagé selon ton bon plaisir; je me livre à toi, afin que tu délivres cet autre moi, qui sera ma consolation. Mais tu ne le veux pas, et lui, il ne veut pas être libre, car tu es prudente, et il est bon! Il a appris à écrire pour moi, sous ce joug qui le lie avec tout autant de puissance. Tu veux prendre la garantie de ta beauté, comme un vrai usurier, qui sait se servir de tout; et tu implores un ami, devenu débiteur par amour pour moi; je le perds pour m'en être servi sans générosité. Je l'ai perdu; nous sommes, lui et moi, en ton pouvoir; il paye la somme totale, et cependant je ne suis pas libre.

CXXXV 1

Quel que puisse être le désir, tu as ta volonté, la volonté d'acquérir et de posséder à satiété; je sais trop bien qui te contrarie, en venant ainsi ajouter à ta douce volonté. Ne veux-tu pas, toi dont la volonté est vaste et spacieuse, consentir une fois à cacher ma volonté dans la tienne? La volonté sera-t-elle toujours bien accueillie chez les autres, et toujours repoussée chez moi? La mer, qui n'est que de l'eau, reçoit pourtant la pluie, qui ajoute aux trésors de son abondance; daigne donc, toi qui es riche en volonté, ajouter à ta volonté une mienne volonté pour rendre ta volonté plus vaste encore. Ne tue pas des suppliants dans ta cruelle beauté. Ne pense qu'à un seul, à moi qui suis Will.

Note 1:(retour) Les deux sonnets qui se succèdent ici, CXXXV et CXXXVI, sont presque incompréhensibles en français, parce qu'ils se composent d'une série de jeux de mots sur will, volonté; will, sera, et Will, abrégé de William, nom de baptême de Shakspeare.

CXXXVI

Si ton âme te reproche ma présence, jure à ton âme aveugle que j'étais ton Will (ta volonté), et ton âme sait bien que la volonté y est admise. Remplis, en cela du moins, par amour, ma requête amoureuse. Will comblera le trésor de ton amour; oui, comble-le de volontés, et que la mienne en soit une, nous prouvons facilement que parmi des choses innombrables, une seule chose ne compte pour rien. Laisse-moi donc passer inaperçu dans la quantité, quoique je veuille compter dans le nombre de tes biens. Ne me compte pour rien, pourvu que tu comptes ce rien qui est moi, comme quelque chose qui t'est agréable. Aime seulement mon nom, et aime-le toujours: Alors tu m'aimeras, car mon nom est Will.

CXXXVII

O toi, Amour, fou aveugle, que fais-tu à mes yeux? ils regardent, et ne voient pas ce qu'ils voient; ils savent ce que c'est que la beauté, ils voient où elle réside, et cependant ils prennent ce qu'il y a de pire pour ce qu'il y a de meilleur. Si les yeux, pervertis par des regards trop partiaux, sont ancrés à la baie où voyagent tous les humains, pourquoi as-tu forgé des hameçons, avec la fausseté des regards, pour m'enlever mon bon jugement? Pourquoi mon coeur regarderait-il comme un domaine séparé ce qu'il sait être la propriété commune de tout l'univers? Ou, pourquoi mes yeux, qui voient tout cela, ne disent-ils pas que c'est un crime de mettre la belle vérité sur un aussi laid visage? Mon coeur et mes yeux ont commis des erreurs à l'égard de ce qui est bien et véritable, et maintenant ils appartiennent à cette triste fausseté..

CXXXVIII

Quand ma maîtresse jure qu'elle n'est que vérité, je la crois, quoique je sache qu'elle ment; afin qu'elle me prenne pour un jeune adolescent encore ignorant des fausses subtilités du monde. De même je crois à tort qu'elle me croit jeune, bien qu'elle sache que mes beaux jours sont loin; je me fie simplement à sa langue trompeuse. Ainsi des deux côtés nous supprimons la simple vérité. Mais pourquoi ne dirait-elle pas qu'elle n'est pas véridique? Et pourquoi ne dirais-je pas que je suis vieux? Oh! l'amour fait bien mieux de prétendre à une entière vérité, et le vieillard amoureux n'aime pas qu'on parle de son âge. Je lui mens, et elle me ment, et nos mensonges viennent nous flatter dans nos défauts..

CXXXIX

Oh! ne me demande pas de justifier le mal que la cruauté fait à mon coeur. Ne me blesse pas avec tes yeux, mais avec ta langue use avec pouvoir de ton pouvoir, et ne me tue pas par la ruse. Dis-moi que tu aimes ailleurs, mais en ma présence, ô mon cher coeur, garde-toi de porter ailleurs tes yeux. Quel besoin as tu de me blesser par la ruse, quand ta force est trop grande pour que je puisse tenter d'y résister? Laisse-moi t'excuser: cela, mon amour sait bien, que ses charmants regards ont été mes ennemis; aussi détourna-t-elle mes ennemis de mon visage, afin qu'ils portent ailleurs leurs ravages. Mais ne le fais plus, et puisque je suis presque mort, achève-moi de tes regards, et délivre-moi de mes souffrances..

CXL

Sois aussi prudente que tu es cruelle; n'accable pas de trop de dédain ma patience qui a la langue liée, de peur que la douleur ne m'inspire pas des paroles pour exprimer ma souffrance que nul ne plaint. Si je pouvais t'enseigner la sagesse, cela vaudrait mieux que me dire que tu m'aimes, ô! mon amour, quand bien même je ne pourrais t'enseigner à les aimer, de même que les malades, lorsqu'ils sont près d'expirer, s'entendent toujours dire par les médecins qu'ils vont mieux. Car si je tombais dans le désespoir, je pourrais perdre la raison, et dans ma folie, je pourrais mal parler de toi.