Aime seulement mon nom, et aime-le toujours: Alors tu m'aimeras, car mon nom est Will.
CXXXVII
O toi, Amour, fou aveugle, que fais-tu à mes yeux? ils regardent, et ne voient pas ce qu'ils voient; ils savent ce que c'est que la beauté, ils voient où elle réside, et cependant ils prennent ce qu'il y a de pire pour ce qu'il y a de meilleur. Si les yeux, pervertis par des regards trop partiaux, sont ancrés à la baie où voyagent tous les humains, pourquoi as-tu forgé des hameçons, avec la fausseté des regards, pour m'enlever mon bon jugement? Pourquoi mon coeur regarderait-il comme un domaine séparé ce qu'il sait être la propriété commune de tout l'univers? Ou, pourquoi mes yeux, qui voient tout cela, ne disent-ils pas que c'est un crime de mettre la belle vérité sur un aussi laid visage? Mon coeur et mes yeux ont commis des erreurs à l'égard de ce qui est bien et véritable, et maintenant ils appartiennent à cette triste fausseté..
CXXXVIII
Quand ma maîtresse jure qu'elle n'est que vérité, je la crois, quoique je sache qu'elle ment; afin qu'elle me prenne pour un jeune adolescent encore ignorant des fausses subtilités du monde. De même je crois à tort qu'elle me croit jeune, bien qu'elle sache que mes beaux jours sont loin; je me fie simplement à sa langue trompeuse. Ainsi des deux côtés nous supprimons la simple vérité. Mais pourquoi ne dirait-elle pas qu'elle n'est pas véridique? Et pourquoi ne dirais-je pas que je suis vieux? Oh! l'amour fait bien mieux de prétendre à une entière vérité, et le vieillard amoureux n'aime pas qu'on parle de son âge. Je lui mens, et elle me ment, et nos mensonges viennent nous flatter dans nos défauts..
CXXXIX
Oh! ne me demande pas de justifier le mal que la cruauté fait à mon coeur. Ne me blesse pas avec tes yeux, mais avec ta langue use avec pouvoir de ton pouvoir, et ne me tue pas par la ruse. Dis-moi que tu aimes ailleurs, mais en ma présence, ô mon cher coeur, garde-toi de porter ailleurs tes yeux. Quel besoin as tu de me blesser par la ruse, quand ta force est trop grande pour que je puisse tenter d'y résister? Laisse-moi t'excuser: cela, mon amour sait bien, que ses charmants regards ont été mes ennemis; aussi détourna-t-elle mes ennemis de mon visage, afin qu'ils portent ailleurs leurs ravages. Mais ne le fais plus, et puisque je suis presque mort, achève-moi de tes regards, et délivre-moi de mes souffrances..
CXL
Sois aussi prudente que tu es cruelle; n'accable pas de trop de dédain ma patience qui a la langue liée, de peur que la douleur ne m'inspire pas des paroles pour exprimer ma souffrance que nul ne plaint. Si je pouvais t'enseigner la sagesse, cela vaudrait mieux que me dire que tu m'aimes, ô! mon amour, quand bien même je ne pourrais t'enseigner à les aimer, de même que les malades, lorsqu'ils sont près d'expirer, s'entendent toujours dire par les médecins qu'ils vont mieux. Car si je tombais dans le désespoir, je pourrais perdre la raison, et dans ma folie, je pourrais mal parler de toi. Et ce monde pervers est devenu si mauvais que des oreilles insensées pourraient bien croire des calomnies insensées. Afin que cela ne m'arrive pas, et que tu ne sois pas trahie, regarde devant toi, lors même que ton coeur orgueilleux se répandrait au loin..
CXLI
A vrai dire, je ne t'aime pas avec mes yeux, car ils remarquent en toi une foule d'erreurs; mais c'est mon coeur qui aime ce qu'ils méprisent, et qui se laisse charmer en dépit d'eux. Mes oreilles ne sont pas non plus charmées du son de ta voix: le tendre toucher, facile à s'émouvoir ni le goût, ni l'odorat ne m'inspirent le désir de trouver en toi seule mon plaisir; mais ni mes cinq facultés, ni mes cinq sens ne peuvent dissuader mon faible coeur de te servir, et j'abandonne la figure d'un homme pour être l'esclave et le malheureux vassal de ton coeur orgueilleux. Mais mon fléau devient mon profit, puisque celle qui me fait pécher est aussi celle qui me fait souffrir.
CXLII
L'amour est mon péché, et ta chère vertu, c'est la haine, la haine de mon péché, fondée sur un amour criminel. Oh! compare seulement ton état avec le mien, et tu verras qu'il ne mérite pas de reproches; ou s'il en mérite, qu'ils ne sortent pas de tes lèvres; elles ont profané leurs ornements vermeils, et scellé des promesses mensongères aussi souvent que les miennes, elles ont aussi souvent dérobé le bien d'autrui. Qu'il me soit permis de t'aimer, comme tu aimes ceux que tes yeux appellent autant que les miens t'importunent. Fais naître la pitié dans ton coeur, afin que, lorsqu'elle y croîtra, ta pitié puisse mériter d'inspirer la pitié. Si tu cherches à avoir ce que tu caches, puisses-tu être contredite par ton propre exemple.
CXLIII
De même qu'une bonne ménagère qui a perdu une bête de la gent emplumée se met à courir pour la rattraper, et met par terre son enfant, pour courir à toutes jambes après l'animal qu'elle aurait voulu conserver, tandis que son enfant négligé s'élance après elle, et pleure en voulant attraper celle qui ne songe qu'à poursuivre l'objet qui fuit devant elle, sans se soucier du chagrin de son pauvre enfant; de même tu cours après ce qui t'échappe, tandis que moi, ton pauvre enfant, je te poursuis de loin; mais si tu parviens à attraper l'objet de tes désirs, reviens à moi, joue le rôle d'une mère, embrasse-moi, sois bonne; je prierai pour que tu fasses ta volonté (thy Will), si tu daignes revenir pour apaiser mes bruyants sanglots.
CXLIV
J'ai deux amours, l'un tout consolation, l'autre tout désespoir, qui me tentent comme deux esprits. Mon bon ange est un homme au beau visage, et au teint blanc, mon mauvais ange, une femme, mal peinte. Pour m'entraîner plus vite en enfer, mon démon femelle cherche à éloigner de moi mon bon ange, et voudrait faire de mon saint un démon, en séduisant sa pureté par son orgueil infernal. Mon ange est-il devenu un démon? J'en ai peur, mais je ne puis pas le dire positivement, tous deux viennent de moi, tous deux sont unis; je soupçonne qu'un ange est dans l'enfer de l'autre. Mais je vivrai toujours dans le doute, jusqu'à ce que mon mauvais démon ait chassé mon bon ange.
CXLV
Ces lèvres qu'a formées la propre main de l'amour ont murmuré un son qui disait «je déteste,» à moi qui languissais d'amour pour elle; mais, quand elle a vu mon état lamentable, la pitié est aussitôt née dans son coeur; elle a réprimandé cette langue qui, toujours si douce, ne savait condamner que doucement; elle lui a appris à murmurer de nouveau «je déteste,» mais en y ajoutant une conclusion aussi charmante que le jour, si beau lorsqu'il remplace la nuit qui est chassée comme un démon du ciel en enfer; elle a dit dans sa cruauté «je déteste» et elle a sauvé ma vie en ajoutant «non pas vous.»
CXLVI
Pauvre âme, centre de mon argile pécheresse, trompée par ces puissances rebelles qui t'environnent, pourquoi languis-tu et souffres-tu dans la détresse, tandis que tu pares si pompeusement tes murs extérieurs? Pourquoi tant dépenser, quand ton bail est si court, dans une maison qui s'écroule? Les vers qui hériteront de tes excès, mangeront-ils ton fardeau? Est-ce là le but de ton corps? O mon âme, vis de la détresse de ton serviteur, laisse-le languir pour augmenter tes trésors; achète les biens divins en vendant des heures de rebut: nourris-toi en dedans, ne sois plus riche en dehors; tu te nourriras ainsi aux dépens de la mort, qui se nourrit aux dépens des hommes, et la mort, une fois morte, il n'y aura plus à mourir.
CXLVII
Mon amour est comme une fièvre, qui désire ardemment ce qui entretient plus longtemps la maladie; il se nourrit de ce qui fait durer le mal, pour complaire à son appétit inégal et maladif. Ma raison, qui est le médecin de mon amour, furieuse qu'on n'observe pas ses prescriptions, m'a abandonné, et dans mon désespoir je veux un bien qui est la mort, et que la médecine avait défendu. Je ne puis plus guérir, la raison n'y peut rien, et ma folie a franchi toutes les bornes; mes pensées et mes discours sont ceux d'un insensé, ils s'écartent follement de la vérité, car j'ai juré que tu étais blanche, et j'ai cru que tu étais resplendissante, toi qui es aussi noire que l'enfer, et aussi obscure que la nuit.
CXLVIII
Hélas! Quels yeux l'amour a mis dans ma tête, ils n'ont aucun rapport avec des yeux véritables! Ou bien, s'ils en ont, où s'est donc enfui mon jugement qui censure faussement ce que mes yeux voient vraiment? Si l'objet qui charme mes yeux menteurs est beau, pourquoi donc le monde soutient-il le contraire? Si cet objet n'est pas beau, l'amour prouve bien alors que l'oeil de l'Amour ne voit pas aussi juste que celui des autres hommes. Oh! non, et comment cela se pourrait-il? Comment l'oeil de l'Amour pourrait-il bien voir, lui qui est tellement lassé de veilles et de larmes? Il n'y a donc rien de surprenant à ce que mes yeux commettent des erreurs; le soleil lui-même ne voit pas, tant que le ciel ne s'est pas éclairci. O toi, Amour rusé! tu cherches à m'aveugler par des larmes, de peur que des yeux clairvoyants ne puissent découvrir tes vilains défauts.
CXLIX
Peux-tu dire, ô cruelle, que je ne t'aime pas, lorsque je prends parti avec toi contre moi-même? Est-ce que je ne pense pas à toi, quand par excès d'amour, pour toi qui me tyrannises, j'oublie que je suis moi-même. Si tu détestes quelqu'un, est-ce que je l'appelle mon ami? Si tu es courroucée, est-ce que je fais des courbettes à l'objet de ton courroux? Et même quand tu es irritée contre moi, est-ce que je ne me châtie pas moi-même par des plaintes continuelles? Quel mérite est-ce que je trouve en moi, qui me pousse à mépriser ton service, quand toutes mes meilleures qualités adorent tes défauts, et ne font qu'obéir au mouvement de tes yeux? Mais, mon amour, continue à haïr, car maintenant je connais ton sentiment; tu aimes ceux qui peuvent voir, et moi, je suis aveugle.
CL
Oh! qui t'a donné ce pouvoir merveilleux par lequel tu gouvernes mon coeur, à force de défauts? Comment peux-tu faire mentir mes yeux, et me faire jurer que ce qui est brillant ne pare pas le jour? Comment peux-tu tellement orner ce qui est mal que dans tes actions les plus coupables, il se trouve toujours une force et une habileté qui font qu'à mes yeux tes plus grands défauts valent mieux que les plus belles qualités? Qui t'a appris à me contraindre de t'aimer davantage? Plus j'apprends et plus je vois de justes motifs de te haïr. Oh! quoique j'aime ce que les autres abhorrent, auprès des autres tu ne devrais pas abhorrer ma condition: si ton indignité a fait naître en moi l'amour, je suis d'autant plus digne d'être aimé par toi.
CLI
L'amour est trop jeune pour savoir ce que c'est que la conscience; et cependant qui ne sait que la conscience est née de l'amour? Ainsi, belle trompeuse, ne me reproche pas mes fautes, de peur que ta charmante personne n'ait à s'en reconnaître coupable.
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