Le temps est court pour nous, aussi nous admirons ce que tu nous présentes d'ancien; et nous préférons croire que cela est né suivant notre fantaisie plutôt que de croire que nous l'avons déjà entendu raconter. Je te porte un défi à toi dans tes annales; le présent ni passé n'ont rien qui me surprennent; car tes récits mentent comme ce que nous voyons nous-mêmes: ta constante précipitation grandit ou diminue les objets; voici ce dont je fais voeu, et ce qui durera à jamais, c'est que je serai fidèle, en dépit de ta faux et de toi.

CXXIV

Si mon précieux amour n'était que l'enfant de la grandeur, la Fortune pourrait renier cet enfant bâtard, aussi sujet à l'amour ou à la haine du Temps que de l'ivraie cueillie au milieu de l'ivraie, ou des fleurs parmi d'autres fleurs. Mais non, il a grandi loin des accidents du sort; il ne souffre pas au milieu d'une pompe souriante, il ne succombe pas aux coups du sombre mécontentement, selon que la mode l'y invite; il ne craint pas la politique, cette hérétique qui fait son oeuvre dans un bail d'heures rapides, mais il reste debout, suprême politique, qui ne grandit pas avec la chaleur, et que ne sauraient noyer les orages. J'en prends à témoin ces fous du temps, qui meurent pour le bien, après avoir vécu pour le crime.

CXXV

Que m'importerait de porter le dais, d'honorer dans la forme ce qui est extérieur, ou de construire pour l'éternité de vastes bases, qui seraient moins durables que les ruines ou le néant? N'ai-je pas vu tout perdre à ceux qui ne songeaient qu'aux biens et aux faveurs de ce monde, qui leur rendaient les plus grands hommages, et perdaient la simple saveur en cherchant des mélanges plus précieux? Pauvres ouvriers, qui se consumaient en regards! Non; je veux être obséquieux dans ton coeur, reçois mon oblation, elle est pauvre mais libre; nulle autre ne veut s'y mêler; elle ne connaît pas l'art, mais rends-la mutuelle; je me donne seulement à toi. Loin de moi, dénonciateur suborné! plus tu l'attaques, et plus l'âme fidèle échappe à ton pouvoir!

CXXVI

O toi, aimable enfant, qui tiens en ton pouvoir le miroir capricieux du Temps, et l'heure, sa faucille! Toi qui as grandi en décroissant, et qui nous montres tes adorateurs en train de se flétrir, tandis que tu grandis, ô charmante créature. Si la nature, souveraine maîtresse de ce qui périt tandis que tu avances, veut encore te retenir, elle te garde afin de déshonorer le Temps par son habileté, et de tuer les tristes minutes. Cependant crains-la, ô toi, favori de son caprice; elle peut retenir, mais non conserver son trésor; il faut finir par entendre son appel; elle ne se tait que pour te rendre.

CXXVII

Jadis ce qui était noir ne passait pas pour blanc, ou, lorsqu'on le jugeait tel, il ne portait pas le nom de beauté, mais maintenant le noir est l'héritier successif de la beauté, et la beauté est outragée par une honte bâtarde; car depuis que la main a pris le pouvoir de la nature, pour embellir la laideur du faux attrait de l'art, la charmante beauté n'a plus de nom, ni d'heure sacrée, elle est profanée, lorsqu'elle n'est pas dans la disgrâce. Aussi les yeux de ma maîtresse sont-ils d'un noir de corbeau, ses yeux si beaux; et ils ont air de pleurer sur celles qui, n'étant pas nées avec le teint blanc, ne manquent d'aucun attrait, et insultent la créature par leur charme mensonger, mais lorsqu'ils pleurent, le chagrin leur va si bien que tout le monde dit que ta beauté devrait revêtir cet aspect.

CXXVIII

Combien, lorsque tu joues, toi qui es ma musique, une douce musique sur ce bois béni que font résonner tes doigts charmants, lorsque tu fais doucement obéir cette harmonie vibrante qui étonne mon oreille, combien souvent j'envie ces marteaux qui s'élancent pour baiser la tendre paume de ta main, tandis que mes pauvres lèvres, qui devraient recueillir cette récolte, rougissent à tes côtés de la hardiesse de ce bois? Pour être ainsi caressées, elles changeraient volontiers de place et de sort avec ces petits morceaux de bois sautillants sur lesquels tes doigts se promènent avec une douce élégance, rendant un bois mort plus heureux que des lèvres vivantes. Puisque ces impertinents marteaux ont un pareil bonheur, donne-leur tes doigts, et donne-moi tes lèvres à embrasser.

CXXIX

La luxure est la dépense de l'âme dans un abîme de honte, et jusqu'à ce qu'elle soit satisfaite, la luxure est parjure, meurtrière, sanguinaire, digne de blâme, sauvage, excessive, grossière, cruelle, et digne d'inspirer la méfiance dès qu'elle est satisfaite, on la méprise: on la poursuit au delà de toute raison, et dès qu'on en a joui, on la hait au delà de toute raison, comme une amorce placée à dessein pour rendre fou celui qui s'y laissera prendre. On la poursuit avec folie, et la possession vous rend fou, avant, pendant et après, elle est extrême. Dans l'avenir elle semble un bien suprême, dans le passé, elle n'est qu'une souffrance; d'avance, on la regarde comme une joie future, mais après, ce n'est plus qu'un rêve: tout le monde sait cela; et cependant personne ne sait comment éviter le ciel qui conduit les hommes dans cet enfer.

CXXX

Les yeux de ma maîtresse ne sont rien auprès du soleil, le corail est bien plus vermeil que ne sont ses lèvres; si la neige est blanche, ses seins sont noirs; si les cheveux sont en fil de fer, elle a sur la tête des fils de fer noir. J'ai vu des roses panachées, blanches et rouges, mais je ne vois pas sur ses joues de semblables roses, et il y a des parfums encore plus charmants que le souffle qui s'exhale des lèvres de ma maîtresse. J'aime à l'entendre parler, et cependant je sais bien que la musique a un son bien plus agréable; j'avoue que je n'ai jamais vu marcher une déesse; ma maîtresse, quand elle marche, foule le sol; et cependant, de par le ciel, je crois que mon amie est aussi précieuse que toutes celles qu'on accable de comparaisons menteuses.

CXXXI

Tu es aussi tyrannique, telle que tu es, que celles dont les charmes les rendent fièrement cruelles. Car tu sais bien que pour mon coeur tendre et fidèle tu es le plus beau et le plus précieux des bijoux. Cependant, de bonne foi, il en est qui disent que ton visage n'est pas de nature à faire gémir l'amour. Je n'ose pas dire qu'ils se trompent, quoique je me le jure à moi-même dans la solitude. Et pour être sûr que je n'ai pas tort de le jurer, je gémis mille fois, mais en pensant à ton visage, quand je me repose sur ton sein, je déclare qu'à mon avis ton teint brun est plus blanc que tout au monde. Tu n'as de noir que tes actions, et c'est là, je pense, ce qui fait naître ces calomnies.

CXXXII

J'aime tes yeux, et ceux qui connaissent ton coeur me tourmentent de leur dédain, en faisant semblant de me plaindre: ils se sont vêtus de noir, et ils pleurent tendrement en contemplant ma douleur avec une charmante cruauté. Véritablement le soleil du matin qui brille dans le ciel ne pare pas même les joues grises de l'orient, et l'étoile qui se montre le soir, n'orne pas plus le sombre occident que ces deux yeux en deuil ne parent ton visage: Oh, si ton coeur pouvait donc aussi pleurer sur moi, puisque le deuil te va si bien, et si ta pitié pouvait s'étendre sur tout! Alors, je jurerais que la beauté elle-même est noire et que toutes celles qui n'ont pas ton teint sont laides.

CXXXIII

Malheur à ce coeur qui fait gémir mon coeur, par la profonde blessure qu'il fait à mon ami et à moi! N'est-ce pas assez de me torturer, sans qu'il faille encore réduire à l'esclavage mon plus cher ami? Ton cruel regard m'a enlevé à moi-même, et tu as encore plus complétement absorbé celui qui me tient le plus près au coeur; je suis abandonné par lui, par moi-même et par toi; triple tourment que d'être ainsi persécuté. Emprisonne mon coeur dans la forteresse de ton coeur d'acier, mais que mon pauvre coeur serve d'otage pour le coeur de mon ami; si tu me gardes, que mon coeur soit sa sentinelle; tu ne pourras pas user de rigueur dans ma prison; et pourtant si, car je suis tellement absorbé en toi, que moi et tout ce qui est en moi, nous t'appartenons par force.

CXXXIV

Maintenant j'ai avoué qu'il est à toi, et je me suis moi-même engagé selon ton bon plaisir; je me livre à toi, afin que tu délivres cet autre moi, qui sera ma consolation. Mais tu ne le veux pas, et lui, il ne veut pas être libre, car tu es prudente, et il est bon! Il a appris à écrire pour moi, sous ce joug qui le lie avec tout autant de puissance. Tu veux prendre la garantie de ta beauté, comme un vrai usurier, qui sait se servir de tout; et tu implores un ami, devenu débiteur par amour pour moi; je le perds pour m'en être servi sans générosité. Je l'ai perdu; nous sommes, lui et moi, en ton pouvoir; il paye la somme totale, et cependant je ne suis pas libre.

CXXXV 1

Quel que puisse être le désir, tu as ta volonté, la volonté d'acquérir et de posséder à satiété; je sais trop bien qui te contrarie, en venant ainsi ajouter à ta douce volonté. Ne veux-tu pas, toi dont la volonté est vaste et spacieuse, consentir une fois à cacher ma volonté dans la tienne? La volonté sera-t-elle toujours bien accueillie chez les autres, et toujours repoussée chez moi? La mer, qui n'est que de l'eau, reçoit pourtant la pluie, qui ajoute aux trésors de son abondance; daigne donc, toi qui es riche en volonté, ajouter à ta volonté une mienne volonté pour rendre ta volonté plus vaste encore. Ne tue pas des suppliants dans ta cruelle beauté. Ne pense qu'à un seul, à moi qui suis Will.

Note 1:(retour) Les deux sonnets qui se succèdent ici, CXXXV et CXXXVI, sont presque incompréhensibles en français, parce qu'ils se composent d'une série de jeux de mots sur will, volonté; will, sera, et Will, abrégé de William, nom de baptême de Shakspeare.

CXXXVI

Si ton âme te reproche ma présence, jure à ton âme aveugle que j'étais ton Will (ta volonté), et ton âme sait bien que la volonté y est admise. Remplis, en cela du moins, par amour, ma requête amoureuse. Will comblera le trésor de ton amour; oui, comble-le de volontés, et que la mienne en soit une, nous prouvons facilement que parmi des choses innombrables, une seule chose ne compte pour rien. Laisse-moi donc passer inaperçu dans la quantité, quoique je veuille compter dans le nombre de tes biens. Ne me compte pour rien, pourvu que tu comptes ce rien qui est moi, comme quelque chose qui t'est agréable.