Quelquefois je sens bien qu'elle n'est pas satisfaite, mais je ne sais jamais pourquoi...

Elle regarda son compagnon avec une bouffée d'indignation soudaine.

— Vous devriez me le dire, vous, Ethan, vous le devriez... à moins que, vous aussi, vous n'ayez assez de moi!...

A moins qu'il n'ait assez d'elle, lui aussi!... Ce cri de détresse était comme un baume sur sa blessure saignante. Le ciel d'airain semblait fondre et se résoudre en bienfaisante rosée. Il s'efforça, encore une fois, de donner une forme à sa pensée, et de nouveau il ne trouva, son bras posé sur celui de Mattie, qu'à grommeler d'une voix sourde:

— Allons, venez...

Ils marchaient en silence dans le sentier qu'assombrissait l'épais rideau des sapins. La scierie faisait là-bas une tache noire sur le clair-obscur de la nuit, et la campagne apparaissait, solitaire et grise, sous les étoiles. Tantôt ils traversaient l'ombre d'une route encaissée, tantôt la pénombre légère que tissait un bosquet d'arbres défeuillés. De loin en loin, une ferme isolée se dressait parmi les champs, muette et froide comme une pierre tombale. La soirée était si calme qu'ils entendaient la neige gelée craquer sous leurs pas. Le bruit d'une branche morte qui tombait au loin retentissait parfois comme un coup de fusil. Un renard aboya, et Mattie se serra contre Ethan, pressant le pas.

Enfin ils reconnurent le buisson de mélèzes planté près de la barrière de la ferme. La promenade allait bientôt finir; et, à cette idée, Frome recouvra brusquement la parole.

— Alors bien vrai, Mattie, vous n'avez pas envie de nous quitter?

Il dût baisser la tête pour recueillir sa réponse.

— Si je m'en allais, Ethan, où irai-je?

Ce mot, d'abord, lui déchira le cœur mais il ressentit une joie profonde de l'accent avec lequel Mattie l'avait prononcé. Il serra le bras de la jeune fille contre lui et oublia tout ce qu'il voulait lui dire d'autre. A ce contact, il crut sentir passer dans ses veines la vie même de sa compagne...

— Vous ne pleurez pas, Mattie?

— Non, Ethan, — répondit-elle d'une voix douce.

Ils arrivaient à la ferme. Près de la barrière, sous les mélèzes, ils longèrent les tombes des Frome, encloses d'une petite palissade, et qui montraient, à travers la neige, leurs pierres rongées par le temps. Ethan les regarda avec curiosité, comme s'il ne les avait jamais vues. Tant d'années, ses morts avaient paru, dans leur silence paisible, railler son inquiétude, son désir de changement et d'indépendance! «Nous n'avons pu nous échapper, nous autres, — semblaient-ils dire; — comment pourrais-tu t'en aller, toi?...» Et, chaque fois qu'il passait la barrière, pour sortir ou pour entrer, il songeait en frissonnant: «Je continuerai à vivre ici jusqu'à ce que je les rejoigne...» Aujourd'hui, cependant, il n'aspirait plus à aucun départ, et la vue du petit enclos lui procurait une douce sensation de continuité, de stabilité.

— Nous ne vous laisserons jamais partir, Mattie! — murmura-t-il.

Et il pensait, en longeant les tombeaux: «Nous continuerons à vivre ensemble dans cette maison, et, quelque jour, elle reposera là, près de moi.»

Il se complut à cette vision tandis qu'ils montaient vers la maison. Jamais il ne se sentait aussi près de Mattie que lorsqu'il se livrait à ce rêve. Au milieu de la pente, elle butta sur quelque obstacle qu'elle n'avait pas vu, et se retint au bras d'Ethan pour rétablir son équilibre. La chaleur qui pénétra le jeune homme lui sembla comme le prolongement de son rêve.

Pour la première fois, il mit son bras autour de la taille de Mattie, et elle ne se déroba point. Ils continuèrent à marcher, s'abandonnant au courant qui les emportait.

Zeena Frome avait l'habitude de se coucher aussitôt après le repas du soir. Les fenêtres de la maison, sans auvents, étaient sombres. Au-dessus de la porte les tiges mortes d'une clématite pendaient comme l'écharpe de crêpe nouée au loquet pour annoncer une morte[3], et cette pensée: «Si c'était pour Zeena!...» vint à l'esprit d'Ethan. Puis il se figura nettement sa femme qui reposait endormie dans leur lit, la bouche un peu ouverte, son râtelier baignant dans un verre d'eau, sur la table de nuit...

Ils faisaient le tour par derrière la maison, entre les groseilliers raidis par le froid, afin d'entrer par la porte de la cuisine. Zeena avait coutume, lorsque son mari et Mattie rentraient tard du village, de laisser la clé de la cuisine sous le paillasson. Ethan s'arrêta devant la porte, la tête lourde de rêves. Son bras entourait encore la taille de Mattie.

— Mattie..., — commença-t-il, ne sachant pas ce qu'il allait dire.

Sans un mot, elle se dégagea doucement. Alors il se baissa pour chercher la clé.

— Elle n'est pas là, — dit-il, se redressant avec promptitude.

Ils tournaient leurs regards l'un vers l'autre, à travers la nuit glacée. Jamais pareille chose ne leur était advenue.

— Peut-être l'a-t-elle oubliée, — dit Mattie, d'une voix mal assurée.

Mais tous deux savaient bien que Zeena n'oubliait jamais.

— Ou bien est-elle tombée dans la neige? — continua Mattie après un moment de silence, pendant lequel ils avaient prêté l'oreille.

— Il faudrait alors qu'on l'eût poussée, — répliqua Frome sur le même ton.

Une idée folle lui traversa la tête: «Si des chemineaux étaient passés par là, et si...»

Il recommença de prêter l'oreille, s'imaginant qu'il entendait du bruit à l'intérieur de la maison. Puis il chercha une allumette dans sa poche, et s'agenouillant, il promena doucement la flamme au-dessus de la neige amenée sur les marches.