Il était encore à terre lorsque ses yeux aperçurent, en dessous de la porte, un mince rayon de lumière... Qui pouvait bien veiller dans la maison silencieuse?

Quelqu'un descendait l'escalier, et, pour la seconde fois, l'idée des vagabonds l'assaillit...

La porte s'ouvrit et il vit sa femme.

Dans l'encadrement noir de la cuisine, elle apparut anguleuse et grande, ramenant d'une main un couvre-lit de calicot matelassé sur sa maigre poitrine, tandis que de l'autre elle portait une lampe. La lumière, levée à la hauteur de son menton, éclairait sa gorge flasque et le poignet saillant de la main qui maintenait le châle improvisé. La flamme donnait un aspect fantômatique aux creux et aux reliefs de son visage osseux, encadré de papillotes.

Ethan Frome était encore sous l'impression mystique l'heure passée avec Mattie: cette apparition, à ses yeux, avait la netteté aiguë du dernier rêve qui précède le réveil. Il lui semblait voir sa femme pour la première fois.

Zeena s'effaça silencieusement, et les deux promeneurs franchirent le seuil. L'humidité sépulcrale de la cuisine contrastait avec le froid sec de la nuit.

— Vous nous aviez oubliés, n'est-ce pas, Zeena? — dit Ethan d'une voix enjouée, pendant qu'il ôtait la neige de ses chaussures.

— Non, mais je n'ai pas laissé la clé parce que j'étais sûre de ne pouvoir pas dormir.

Mattie s'avança, défaisant son manteau. Ses joues et ses lèvres fraîches avaient le ton de son écharpe cerise.

— Je suis désolée, Zeena... Ne puis-je pas vous être utile?

— Non, je n'ai besoin de rien, — répondit l'autre d'un ton bref, en lui tournant le dos. — Vous auriez pu décrotter vos chaussures dehors! — fit-elle observer à son mari.

Elle sortit de la cuisine la première, et, s'arrêtant dans l'entrée, elle haussa la lampe à bout de bras pour éclairer l'escalier.

Ethan s'arrêta, lui aussi, au moment de monter. Il affectait de chercher la patère afin d'y accrocher son manteau et sa casquette. Il songeait que les portes des deux chambres à coucher se faisaient face sur l'étroit palier. Et ce soir, tout particulièment, il lui répugnait que Mattie le vit suivre sa femme...

— Je ne vais pas monter tout de suite, — dit-il, se détournant pour rentrer dans la cuisine.

Zeena le regarda, interdite:

— Pour l'amour du ciel, qu'est-ce que vous voulez encore faire ici, à cette heure?

— Il faut que je vérifie les comptes de la scierie...

Elle continua de le regarder. La lumière crue de la lampe marquait avec une cruauté impitoyable les lignes maussades de son visage.

— A cette heure-ci? Mais vous allez attraper le mort! Le feu est éteint depuis longtemps.

Sans répondre, il se dirigea vers la porte. Mais, à ce moment, son regard croisa celui de Mattie, et il eut l'impression qu'un fugitif conseil luisait entre ses cils. Aussitôt ils s'abaissèrent sur ses joues roses, et elle commença de monter devant Zeena.

— C'est vrai, il fait effroyablement froid ici! — balbutia Ethan.

Et, la tête basse, il emboîta le pas derrière sa femme. Après elle, il franchit le seuil de leur chambre...





III



Le lendemain, Ethan avait une coupe à charger à l'extrémité la plus basse du taillis: il sortit de très bonne heure.

Cette aube d'hiver était transparente comme un cristal. Le soleil se levait tout rouge dans un ciel pur. A l'orée du bois les ombres s'étalaient, profondes et bleues. Par delà la scintillante blancheur des champs, les futaies lointaines s'estompaient en masses vaporeuses.

Frome aimait cette heure matinale, si paisible. A mesure que ses muscles s'assouplissaient pour la tâche quotidienne et que ses poumons aspiraient à longs traits l'air de la montagne, sa pensée devenait plus lucide.

Quand la porte de la chambre avait été refermée, Zeena et lui n'avait plus échangé la moindre parole. Sa femme avait compté quelques gouttes d'un médicament placé sur une chaise, à côté du lit; puis, après les avoir bues et s'être enveloppé la tête d'un morceau de flanelle jaunie, elle s'était recouchée, le visage vers la muraille. Ethan s'était vivement déshabillé, puis avait soufflé la lampe, pour ne pas voir sa femme en s'allongeant auprès d'elle. Il avait entendu Mattie qui allait et venait; la faible clarté de sa chandelle, traversant l'étroit palier, lui arrivait par-dessous la porte. Jusqu'à ce qu'elle s'éteignît, il avait tenu les yeux fixés sur cette lueur à peine visible.

La nuit complète avait alors de nouveau rempli la pièce. On n'entendait plus que la respiration asthmatique de Zeena. Dans le cerveau fatigué d'Ethan s'agitaient confusément toutes les inquiétudes de la journée, mais le souvenir pénétrant du jeune bras qui s'était appuyé contre le sien dominait tout.

Pourquoi n'avait-il pas embrassé Mattie quand elle était ainsi près de lui?... Quelques heures plus tôt, il ne se serait même pas posé la question. Quelques minutes même auparavant, alors qu'ils étaient tous deux hors de la maison, il n'aurait pas eu l'audace de songer à lui prendre un baiser. Mais depuis il avait vu ses lèvres à la clarté de la lampe, et il sentait qu'elles étaient siennes désormais.

Maintenant, dans la pleine lumière d'un beau matin, il retrouvait devant ses yeux le visage de Mattie. Et il lui semblait fait, ce visage, avec la pourpre du soleil et la pure blancheur de la neige.

Comme elle avait changé, la chère petite, depuis son arrivée à Starkfield! Lorsqu'il était allé à sa rencontre, à la gare, il se le rappelait bien, elle lui était apparue si frêle et si blanche! Et pendant tout le premier hiver, comme elle frissonnait quand les rafales du nord secouaient les planches minces de la maison, et que la neige chassait comme de la grêle contre les fenêtres mal closes!

Il avait eu peur qu'elle ne détestât cette rude vie de labeur dans le froid et la solitude.