Tout à coup il entendit un léger tintement de clochettes, et un cutter passa vivement près de lui.

Il reconnut le poulain rouan de Michel Eady, que conduisait son fils, coiffé d'une nouvelle casquette de fourrure. Le jeune homme le salua d'un: «Bonjour, Ethan!» et le dépassa au trot rapide de son cheval. Le cutter allait dans la direction de la ferme des Frome, et le cœur d'Ethan se contracta en écoutant le son des grelots qui s'éloignaient... Il était très vraisemblable que Denis Eady, ayant appris le départ de Zeena pour Bettsbridge, profitait de l'occasion pour aller passer une heure auprès de Mattie... Ethan était honteux de la jalousie qui grondait dans son cœur. Il lui semblait offensant pour la jeune fille qu'il éprouvât à son égard des sentiments aussi violents.

Il continua son chemin jusqu'à l'église et entra dans l'ombre que projetaient les sapins des Varnum. C'était l'endroit même où il avait rejoint Mattie la nuit précédente. A quelques pas devant lui, il aperçut, dans la pénombre, la vague silhouette d'un couple enlacé. Il crut entendre un baiser; puis un «Oh!», mi-rieur, mi-confus, lui apprit qu'on l'avait vu. Le couple se sépara brusquement et l'une des deux personnes se glissa par la grille du jardin des Varnum, tandis que l'autre continuait rapidement son chemin.

Ethan sourit en pensant au trouble que son approche avait causé aux amoureux... Qu'est-ce que cela pouvait bien faire à Ned Hale et à Ruth Varnum qu'on les vît s'embrassant? Tout le monde savait leurs fiançailles. Il lui plut de les avoir surpris ainsi à l'endroit même où, la veille, Mattie et lui avaient senti leurs cœurs si proches l'un de l'autre; puis il songea avec un retour de tristesse que Ned et Ruth n'avaient pas besoin, eux, de cacher leur bonheur...

Il sortit ses chevaux de l'écurie de Hale et reprit le chemin de la ferme. Le froid était moins âpre que pendant le jour; de gros nuages moutonneux annonçaient une nouvelle tombée de neige pour le lendemain. De ci, de là, une étoile perçait la nuit et creusait alentour une profondeur bleuissante. Dans une heure ou deux, la lune se lèverait au-dessus de la montagne, derrière la ferme; elle s'ouvrirait un chemin doré à travers les nuages, puis serait de nouveau voilée par eux. Une paix mélancolique s'étendait sur les champs; on eût dit que la diminution du froid leur causait un soulagement, et qu'ils s'assoupissaient plus mollement, de leur long sommeil d'hiver.

L'oreille d'Ethan guettait le tintement des clochettes de Eady, mais aucun bruit ne troublait le silence de la route déserte. En approchant de la ferme il aperçut, à travers le léger rideau de mélèzes, une lumière qui tremblotait au loin à une des fenêtres. «Elle est là-haut, pensa-t-il. Elle se prépare pour le souper...» Puis il se rappela le coup d'œil railleur que Zeena avait eu, lorsque, le soir de son arrivée, Mattie s'était mise à table, les cheveux lissés, un ruban autour du cou...

Il passa près du petit monticule enclos, et jeta un regard sur une des plus vieilles pierres tombales. Dans son enfance, il la regardait souvent parce qu'elle portait son nom:

CI-GISENT

ETHAN FROME ET SA FEMME ENDURANCE,

QUI VÉCURENT ENSEMBLE EN PAIX

PENDANT CINQUANTE ANS


Souvent, depuis lors, il s'était dit que cinquante ans c'était un bien long temps pour vivre côte à côte; mais aujourd'hui il comprenait que ce temps pouvait s'écouler avec la rapidité de l'éclair... Puis, dans un soudain accès d'ironie, il songea que pareille inscription serait peut-être placée quelque jour sur leur tombeau, à Zeena et à lui...

Il ouvrit la porte de l'écurie et avança la tête dans l'obscurité. Il éprouvait la vague appréhension de trouver là le poulain de Denis Eady, installé à côté de son cheval; mais le vieil alezan était seul, mâchonnant son râtelier d'une bouche édentée. La joie de Frome fut si grande qu'en préparant la litière de ses bêtes il se mit à siffler, et qu'il versa dans les mangeoires une ration supplémentaire.

Sa voix n'était pas particulièrement harmonieuse, mais de rudes mélodies s'échappèrent de son gosier tandis qu'il fermait l'écurie et montait la pente vers la maison. Il atteignit la porte de la cuisine et tenta en vain de l'ouvrir.

Etonné, il secoua violemment le loquet; puis il réfléchit: «Mattie est seule... Il est naturel qu'elle se soit enfermée à la nuit.» Il écoutait dans l'obscurité, guettant le son d'un pas... Après avoir de nouveau tendu l'oreille, il cria d'une voix joyeuse:

— Holà! Mattie!...

Il n'y eut aucune réponse; mais un instant après il entendit un léger bruit dans l'escalier et vit sous la porte un rayon lumineux. La fidélité avec laquelle les incidents de la veille se répétaient le frappait à ce point qu'il s'imagina presque, lorsque la clef tourna, que sa femme allait surgir devant lui, enveloppée dans son couvre-lit de calicot... La porte s'ouvrit, et ce fut Mattie qui parut...

Elle se tenait exactement comme Zeena, dans le cadre sombre de la cuisine. La lampe, maintenue à la même hauteur, éclairait avec la même netteté la gorge ronde de la jeune fille et son poignet ambré, menu comme celui d'un enfant. Puis elle éleva la lampe et la lumière aviva l'éclat de ses lèvres, mit autour de ses yeux une ombre veloutée, éclaira la blancheur laiteuse de son front au-dessus des longs sourcils noirs.

Mattie était habillée de sa robe habituelle de drap sombre.