Il s'était rappelé la taciturnité croissante de sa mère et il s'était demandé si sa femme n'allait pas devenir «bizarre» à son tour.
Zeena, qui possédait sur le bout des doigts la carte pathologique de toute la région, avait souvent fait allusion, pendant qu'elle soignait Mrs. Frome, à d'autres cas similaires. Ethan, d'ailleurs, n'ignorait pas que dans plus d'une ferme isolée du voisinage on cachait de pauvres êtres qui dépérissaient de la même façon, et que dans d'autres la présence de ces malheureux avait amené de lamentables tragédies. Parfois, lorsqu'il regardait le visage morne de sa femme, il frissonnait, craignant pareil malheur; parfois sa taciturnité lui semblait plutôt une attitude volontaire, dissimulant des intentions sournoises, de mystérieux desseins issus de soupçons et de rancunes impénétrables. Cette dernière supposition était la plus troublante; c'était aussi celle qui s'était présentée à son esprit, la nuit précédente, lorsqu'il avait vu Zeena debout sur le seuil de la cuisine...
Néanmoins, le départ pour Bettsbridge l'avait une fois de plus rassuré, et toutes ses pensées se concentraient sur la soirée qu'il allait passer avec Mattie. Une seule chose le préoccupait encore: il avait dit à Zeena que son chargement de bois devait lui être payé, et il prévoyait si nettement les conséquences de ce mensonge qu'il se décida, non sans répugnance, à prier Andrew Hale de lui avancer quelque argent sur la livraison.
A son entrée dans la cour de l'entrepreneur il trouva celui-ci qui descendait de traîneau.
— Bonjour, Ethan, — lui dit Hale. — Vous arrivez bien...
Le visage rubicond d'Andrew Hale était barré d'une forte moustache grise. Aucun col ne gênait son double menton mal rasé, mais sa chemise, d'une blancheur sans tache, était toujours fermée par un petit bouton de diamant. Signe d'opulence du reste trompeur, car, bien qu'il fit d'assez belles affaires, on savait que ses goûts dispendieux et les exigences de sa nombreuse famille lui créaient souvent de «l'arriéré».
Hale était un vieil ami de la famille Frome. Sa maison était l'une des rares que Zeena honorait quelquefois d'une visite, car la femme d'Andrew avait été dans sa jeunesse la malade la plus importante du village, et ce passé lui valait d'être considérée comme une autorité en matière de diagnostics et de remèdes.
Hale s'avança vers les chevaux et caressa leurs flancs en sueur.
— Bigre, mon vieux, vous soignez ces deux-là comme s'ils étaient vos propres enfants!
Ethan déchargea le bois. Sa besogne finie, il poussa la porte vitrée du hangar, que l'entrepreneur avait transformé en bureau. Hale était assis, les pieds sur le poêle, le dos appuyé contre un pupitre usé, couvert de papiers. La pièce ressemblait à son propriétaire: tout y était accueillant mais désordonné.
— Mettez-vous là et chauffez-vous, — dit-il à Ethan avec bonhomie.
Ethan ne savait trop comment présenter sa requête: après avoir vainement cherché une entrée en matière, il finit par demander à brûle-pourpoint une avance de cinquante dollars.
Devant le geste de surprise de Hale, un flot de sang monta au visage du jeune homme. C'était l'habitude de l'entrepreneur de payer tous les trois mois, et il n'y avait pas de précédent entre eux d'un règlement au comptant.
Ethan sentit que s'il avait argué d'un besoin urgent, Hale eût peut-être trouvé moyen de le contenter. L'amour-propre et une instinctive prudence l'empêchaient d'avoir recours à cet argument. A la mort de son père il avait mis un certain temps à se tirer d'affaire, mais il avait eu la satisfaction de ne recourir ni à Andrew Hale ni à personne d'autre: à plus forte raison ne voulait-il pas, aujourd'hui, laisser supposer que sa situation était devenue moins bonne. Et puis il détestait le mensonge: s'il lui fallait de l'argent, il le lui fallait, et il n'avait pas d'explication à donner. C'est pourquoi il avait formulé sa demande avec la maladresse d'un homme orgueilleux, qui ne veut pas s'avouer qu'il s'abaisse. Le refus de Hale ne le surprit donc pas autrement.
L'entrepreneur se déroba avec sa rondeur habituelle. Il parla de l'affaire sur un ton de plaisanterie, demandant à Frome s'il avait l'intention d'acheter un piano à queue ou bien d'ajouter «une couple[5]» à sa maison: «Dans ce cas, lui dit-il en riant, pour vous, je travaillerais gratis.»
Ethan fut vite à bout d'expédients, et après un instant de silence embarrassé, il se leva pour prendre congé. Comme il ouvrait la porte du bureau, Hale le rappela brusquement.
— Dites-moi... vous n'êtes pas sérieusement gêné, j'espère?
— Mais non, pas du tout...
L'orgueil de Frome avait dicté sa réponse avant même que sa raison eût le temps d'intervenir.
— Dans ce cas, tout est pour le mieux, car moi-même je le suis un peu, et je voulais précisément vous demander un sursis pour le paiement. Les affaires ne marchent pas très fort, et puis je suis en train d'arranger une petite maison pour Ned et Ruth quand ils seront mariés. Je le fais avec plaisir, mais dame, ça coûte. Les jeunes gens aiment à être bien logés. Vous savez ça par vous-même. Il n'y a pas si longtemps que vous et Zeena vous êtes installés...
Frome remisa ses chevaux dans l'écurie d'Andrew Hale et alla au village pour une autre affaire. La dernière phrase de l'entrepreneur résonnait toujours à ses oreilles, et il songeait avec amertume que les sept années de son union avec Zeena paraissaient sans doute plus courtes aux gens de Starkfield qu'à lui-même.
L'après-midi touchait à sa fin. Déjà quelques vitres pailletaient de lueurs jaunes le crépuscule glacial et semblaient rendre la neige plus blanche encore. La température rigoureuse avait ramené chacun chez soi; Ethan cheminait seul à travers la longue rue.
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