La fumée formait un brouillard bleu autour de la lampe et tissait ses toiles d'airaignée dans les coin obscurs de la pièce.
Entre Mattie et Ethan toute contrainte s'était dissipée. Ils parlaient maintenant avec aisance et simplicité, s'entretenant de choses quotidiennes, de la neige, de la soirée de la veille à l'église, des amours et des querelles de Starkfield. La banalité même de la causerie donnait à Ethan une illusion de longue intimité qu'aucune explosion sentimentale n'eût pu lui procurer. Il commençait à s'imaginer qu'ils avaient toujours passé leurs soirées ainsi, et que toute leur existence s'écoulerait de la même manière...
— C'est cette nuit que nous devions aller luger, — dit-il enfin, du ton tranquille de l'homme qui est sûr de pouvoir réaliser le lendemain ce qu'il ne fait pas le jour même.
Elle se tourna vers lui, souriante:
— Je me figurais que vous l'aviez oublié!
— Pas du tout... mais il fait trop noir. Nous pourrions y aller demain s'il y a de la lune.
La tête renversée en arrière, elle eut un rire joyeux qui fit jouer la lumière sur ses lèvres et ses dents.
— Ça m'amuserait tant, Ethan!
Il la regardait toujours, émerveillé de la façon dont, à chaque détour de leur causerie, sa figure changeait d'expression, comme un champ de blé qui ondule sous la brise. Il était grisé par l'effet magique que produisaient ses phrases maladroites, et il avait hâte d'en renouveler l'expérience.
— Vous n'auriez pas peur de descendre la côte de Corbury avec moi par une nuit pareille?
Elle rougit.
— Pas plus que vous!
— Eh bien, moi-même, je n'oserais pas. Il y a un mauvais tournant tout en bas, à côté du grand orme. Il faut faire bien attention, sans quoi l'on donnerait en plein dedans.
Il jouissait de la sensation de protection et d'autorité que lui procurait le son de ses paroles. Pour prolonger et accroître cette sensation il ajouta:
— Après tout, nous sommes joliment bien ici...
Les paupières de Mattie s'abaissèrent, avec le mouvement qui était cher à Ethan.
— Oui, nous sommes bien ici, — murmura-t-elle.
Ces mots furent prononcés sur un ton si doux qu'Ethan sentit tressaillir son cœur. Il rapprocha sa chaise de celle de la jeune fille. Puis il posa sa pipe sur la table, et, se penchant en avant, toucha l'extrémité du lai d'étoffe brune que Mattie était en train d'ourler.
— Dites, Mattie, — commença-t-il en souriant, — savez-vous qui j'ai vu sous les sapins des Varnum, en rentrant, tout à l'heure? Une de vos amies que se laissait embrasser.
Toute la soirée il avait eu ces mots sur les lèvres, mais maintenant qu'il les avait enfin prononcés, ils lui semblaient sots et déplacés au delà de toute expression.
Mattie rougit jusqu'à la racine de ses cheveux. Deux ou trois fois, elle poussa rapidement son aiguille à travers son ouvrage, et retira imperceptiblement le lai qu'Ethan frôlait.
— C'était Ruth et Ned sans doute, — dit-elle à mi-voix, comme si subitement ils avaient abordé un sujet grave.
Ethan s'était figuré que son allusion ouvrirait le champ aux plaisanteries d'usage, et que celles-ci pourraient peut-être provoquer quelque caresse innocente, ne fut-ce qu'un simple contact de la main. Maintenant, il lui semblait que la rougeur de la jeune fille la ceignait de feu.
Il savait que la plupart des jeunes gens trouvent tout simple de donner un baiser à une jolie fille; il se souvenait que lui-même, la nuit précédente, il avait glissé son bras autour de la taille de Mattie sans que celle-ci lui résistât. Mais cela s'était passé dehors, à l'ombre de la nuit inconsciente. Près du foyer familial, dans cette pièce où tout rappelait l'ordre et le devoir, la jeune fille lui paraissait plus lointaine et plus inaccessible.
Pour rompre cette gêne, il dit:
— Ils se marieront bientôt, sans doute.
— Oui, je ne serais pas étonnée que le mariage eût lieu aux premiers jours de l'été.
Elle prononça, ce mot de «mariage» avec une inflexion si tendre que son accent évoqua la vision d'un bosquet frissonnant qui conduit à une clairière enchantée.
Ethan en éprouva une sourde douleur. Reculant sa chaise il lui dit:
— Ce serait bientôt votre tour que je n'en serais pas autrement surpris.
Elle rit, un peu gênée:
— Pourquoi répétez-vous toujours cela?
Il rit à son tour.
— Peut-être pour me faire à l'idée.
Il se rapprocha de nouveau de la table. Mattie s'était remise a coudre en silence, les paupières baissées. Ethan la regardait, perdu dans la contemplation de ses mains, qui allaient et venaient au-dessus du lai d'étoffe, comme deux oiseaux voltigeant su-dessus du nid qu'ils construisent. Au bout d'un moment, sans tourner la tête ni lever les yeux, elle reprit à voix basse:
— Vous ne croyez pas que Zeena m'en veuille?
Les anciennes craintes de Frome se réveillèrent brusquement.
— Que voulez-vous dire? — balbutia-t-il.
Elle lui jeta un regard inquiet et laissa choir son ouvrage sur la table.
— Je ne sais pas... La nuit dernière, j'ai eu cette impression.
— Je voudrais bien savoir de quel droit elle vous en voudrait, — grommela-t-il.
— On ne sait jamais avec Zeena...
C'était la première fois qu'ils parlaient si librement de la femme d'Ethan. La répétition de son nom sembla résonner aux quatre coins de la pièce et revenir vers eux en longues répercussions.
Mattie attendit, comme pour laisser mourir l'écho; puis elle continua:
— Elle ne vous a rien dit?
Il fit un geste de dénégation.
— Pas un mot...
D'un vif mouvement elle rejeta les cheveux qui lui tombaient sur le front.
— Alors, c'est que je suis nerveuse... N'y pensons plus!
— Oh! non.... n'y pensons plus, Mattie!
L'ardeur soudaine avec laquelle Frome avait prononcé ces paroles fit de nouveau affluer le sang aux joues de la jeune fille. Cette fois elle ne rougit pas brusquement mais peu à peu, délicatement: on eût dit le reflet de la pensée qui lui traversait le cœur. Elle garda le silence, ses mains croisées sur son ouvrage, et il sembla à Ethan qu'un courant de chaleur se dégageait de la bande d'étoffe déroulée entre eux.
Il étendit sa main avec précaution, jusqu'à ce que l'extrémité de ses doigts eût atteint le bout le plus rapproché de l'étoffe. Un léger battement de cils de Mattie parut indiquer qu'elle avait perçu le geste et que la main du jeune homme lui renvoyait la même onde de chaleur... Elle laissa ses mains à elle reposer, immobiles, sur l'autre bout du pan de drap brun.
Tandis qu'ils demeuraient ainsi, Frome entendit un bruit derrière lui. Il tourna la tête et vit le chat qui avait sauté de fauteuil à bascule de Zeena à la poursuite d'une souris derrière le lambris. Ce balancement spectral du siège vide le fit frissonner.
«Elle s'y balancera demain à nouveau», pensa-t-il.
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