«C'est un rêve que j'ai fait... Cette soirée est la seule que je passerai jamais en tête à tête avec Mattie...»

Ce retour à la réalité était aussi douloureux que le retour à la conscience après l'absorption d'un anesthésique. Son corps et son cerveau étaient écrasés sous le poids d'une indicible tristesse. Il ne trouvait rien à dire ni à faire qui pût arrêter la fuite folle des instants.

L'altération de son humeur semblait s'être communiquée à Mattie. Elle leva sur lui des yeux voilés: on eût dit que le sommeil alourdissait ses paupières et qu'il lui en coutât de les soulever. Puis elle posa son regard sur la main de Frome, qui s'était emparé du bout d'étoffe et l'étreignait comme s'il eût été un peu d'elle-même.

Il vit un tremblement à peine perceptible contracter le visage de Mattie, et sans savoir ce qu'il faisait, il baissa la tête et appuya ses lèvres sur l'étoffe. Tandis que sa bouche s'y attardait, il sentit que la jeune fille retirait le drap tout doucement. Puis il vit qu'elle se levait et commençait à replier son ouvrage. Elle l'attacha avec une épingle, et, ramassant son dé et ses ciseaux, elle remit le tout dans la boîte en carton peint qu'il lui avait rapportée un jour de Bettsbridge.

A son tour, Ethan se leva. Son regard fit machinalement le tour de la pièce. La pendule suspendue au mur sonna onze heures.

— N'oubliez pas de couvrir le feu, — lui dit Mattie à voix basse.

Il ouvrit la porte du poêle et tisonna les cendres d'une main distraite. Lorsqu'il se redressa, il la vit qui traînait vers le feu la vieille boîte à savon doublée d'un bout de carpette dans laquelle couchait le chat. Elle traversa à nouveau la chambre, prit dans chacun de ses bras un pot de géranium, et les éloigna de la fenêtre givrée. Ethan la suivit, portant les autres géraniums, les bulbes de jacinthe plantées dans une jatte de faïence ébréchée, et le lierre qui grimpait autour d'un vieil arceau de croquet.

Quand ces besognes quotidiennes furent accomplies, il ne restait plus qu'à chercher dans l'antichambre le bougeoir d'étain, à allumer la chandelle et à souffler la lampe. Ethan tendit le bougeoir à Mattie, et elle sortit de la cuisine en le précédant. Ses cheveux sombres, vus ainsi, contre la lumière, rappelaient une traînée de brume flottant devant la lune.

— Bonne nuit, Mattie, — dit Frome au moment où elle posait le pied sur la première marche de l'escalier.

Elle se retourna et le regarda un instant.

— Bonne nuit, Ethan, — répondit-elle. Puis elle monta.

Lorsqu'elle fut rentrée dans sa chambre Frome se rappela qu'il ne lui avait pas même touché la main...





VI



Le lendemain matin Jotham Powell assistait en tiers à leur petit déjeuner; Ethan s'efforça de dissimuler sa joie sous un air d'indifférence exagéré. Il se renversait sur sa chaise pour lancer quelques miettes au chat, grommelait à propos du temps, et n'offrit pas même à Mattie, lorsqu'elle se leva, de l'aider à débarrasser la table.

Il ne savait pas pourquoi il éprouvait cette joie irraisonnée. Rien en effet n'était changé dans son existence ni dans celle de la jeune fille. Il n'avait pas même effleuré le bout de ses doigts; c'est à peine s'il avait osé la regarder en face. Mais la soirée qu'il avait passée avec elle lui avait fait comprendre ce que serait la vie s'il pouvait la vivre en sa compagnie, et il était heureux de n'avoir rien fait pour troubler cette vision exquise.

Il croyait qu'elle avait deviné les raisons de la contrainte qu'il s'était imposée et qu'elle lui en savait gré.

Il restait à livrer un dernier chargement de bois, et Jotham Powell, — qui, pendant l'hiver, ne travaillait pas régulièrement pour Ethan, — devait lui prêter son aide. Mais durant la nuit il était tombé une neige mouillée, aussitôt changée en grésil, et les routes étaient glissantes comme du verre. D'autre part, le temps restait humide, et il paraissait probable aux deux hommes que dans l'après-midi s'adoucirait encore, facilitant le camionnage.

Ethan proposa donc à Jotham d'aller au bois charger le traîneau, comme ils l'avaient fait le matin précédent: on le conduirait à Starkfield plus tard. Ce plan avait l'avantage de lui permettre d'envoyer Jotham chercher Zeena à la gare, après le dîner de midi, tandis que lui-même se chargerait de la livraison.

Frome donna ordre à Jotham d'aller atteler les chevaux gris, et pendant un moment il se trouva seul dans la cuisine avec Mattie. Celle-ci, ses bras fuselés nus jusqu'aux coudes, avait plongé la vaisselle dans une bassine d'étain. La vapeur qui montait de l'eau chaude perlait sur son front et ses cheveux bruns se tordaient en boucles menues, comme les vrilles de la clématite des haies.

Ethan, le cœur serré, resta un instant à la contempler. Il eût voulu s'écrier: «Jamais plus nous ne serons seuls ainsi!» Au lieu de cela, il prit sur une étagère du buffet sa blague à tabac, la mit dans sa poche et dit:

— Je pense pouvoir être de retour à midi.

— Bien, — répondit-elle.

En s'éloignant, il l'entendit qui fredonnait une chanson.

Il avait l'intention, sitôt le traîneau chargé, de renvoyer Jotham à la ferme et de courir en toute hâte, à pied, chercher au village de la colle pour raccommoder le plat cassé. En temps ordinaire il n'eût eu aucune difficulté à exécuter; mais ce matin-là tout conspirait à le mettre en retard. Pendant qu'il conduisait le traîneau vers le bois, l'un des chevaux glissa sur la glace et se blessa au genou. Lorsqu'on l'eût remis sur pied, Jotham dut retourner à l'écurie chercher un chiffon pour bander la plaie.