Lorsque Ethan entra, elle se leva vivement et déposa sur la table le pâté qu'elle tenait au chaud.
— Zeena n'est pas souffrante? — demanda-t-elle.
— Non.
Elle lui jeta un regard rayonnant.
— Eh bien, alors, asseyez-vous!... Vous devez mourir de faim...
Elle souleva le couvercle, découvrit le pâté et le poussa devant lui. Ses yeux rieurs semblaient dire: «Nous allons donc avoir une soirée de plus à passer ensemble?»
Ethan se servit machinalement et commença à manger. Mais l'angoisse le prit à la gorge, et il laissa retomber sa fourchette.
Le tendre regard de Mattie était toujours posé sur lui.
— Qu'y a-t-il donc? Ce n'est pas bon? demanda-t-elle.
— Oh! si, excellent... Seulement, je...
Il repoussa son assiette et se levant brusquement s'approcha de la jeune fille. Les yeux pleins d'effroi, elle se dressa.
— Ethan, il y a quelque chose! Je m'en doutais bien...
Dans sa terreur elle semblait s'effondrer contre lui. Il la retint, la serra dans ses bras et sentit sur sa joue le frôlement des cils qui palpitaient comme des papillons pris dans un filet.
— Qu'y a-t-il?... qu'il y a-t-il? — balbutiait-elle.
Mais il avait enfin trouvé ses lèvres et s'y désaltérait, inconscient de tout ce qui n'était pas ce bonheur...
Mattie s'abandonna un instant, emportée dans le même courant rapide; puis, pâle et troublée, elle se dégagea et fit un pas en arrière. Son regard muet déchira le cœur de Frome. Il poussa un cri de détresse, comme s'il la voyait se noyer, dans un rêve.
— Vous ne pouvez pas partir, Mattie! Je ne le veux pas! Entendez-vous?
— Partir... partir? — répéta-t-elle. — Je dois donc partir?...
Ces mots continuaient de vibrer entre eux. On eût dit d'une torche d'alarme passée de main en main et jetant des lueurs fugitives sur un paysage nocturne.
Ethan était honteux de son propre manque de sang-froid. Il rougissait de lui avoir si brutalement appris cette nouvelle. La tête lui tournait: il dut s'appuyer à la table. Il croyait encore embrasser Mattie et cependant il mourait de la soif de ses lèvres.
— Ethan, qu'est-il arrivé? Est-ce que Zeena m'en veut?
Ce cri le raffermit, tout en accroissant sa colère et sa pitié.
— Non, non, ce n'est pas cela, — dit-il d'une voix qu'il cherchait à rendre rassurante. — Mais ce nouveau docteur l'a effrayée. Vous savez que lorsqu'elle consulte un nouveau médecin elle croit tout ce qu'il lui dit. Et celui-ci lui a affirmé qu'elle ne se rétablirait qu'à la condition de se reposer et de ne pas faire de travaux de ménage... pendant des mois...
Il s'arrêta, évitant misérablement le regard de Mattie. Un instant, elle demeura silencieuse devant lui, pliée comme une branche à demi rompue: elle était si petite et si frêle qu'il eut le cœur serré.
Soudain, elle redressa la tête et le regarda bien dans les yeux:
— Et elle veut engager à ma place quelqu'un de plus robuste. Est-ce bien cela?
— C'est ce qu'elle dit ce soir.
— Si elle le dit ce soir elle le dira demain...
Tous deux se turent. Ils savaient que Zeena ne se déjugeait jamais et que, pour elle, une résolution prise équivalait à un acte accompli.
Il y eut entre eux un long silence. Mattie dit enfin, à voix basse:
— Ethan, n'ayez pas trop de chagrin...
— Mon Dieu!... mon Dieu!... — gémit-t-il.
L'accès de passion qui l'avait secoué se fondait en une tendresse douloureuse. Il vit les larmes vite refoulées sous les paupières frémissantes de Mattie, et il eut envie de la prendre dans ses bras pour la consoler.
— Vous laissez refroidir le souper, — lui rappela-t-elle avec un pâle sourire.
— Mattie, Mattie... où irez-vous?
Les yeux de la jeune fille s'abaissèrent à nouveau, et une lueur d'inquiétude traversa son visage. Ethan s'aperçut que pour la première fois la pensée de l'avenir se dressait devant elle.
— Je trouverai quelque travail à Stamford, — dit-elle d'une voix mal assurée, comme si elle savait qu'Ethan devinait qu'elle n'en gardait guère l'espoir.
Il se laissa retomber sur sa chaise, et se cacha la tête dans les mains. A l'idée qu'elle s'en irait toute seule à la recherche d'une place le désespoir s'empara de lui.
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