Dans l'unique endroit où elle était connue, elle ne trouverait qu'indifférence ou animosité, et dans d'autres villes quelle chance avait-elle de se tirer seule d'affaire, sans expérience, sans entraînement, parmi les millions de pauvres gens à l'affût? Il se souvint de tristes histoires entendues naguère à Worcester... il revit les visages flétris de certaines jeunes filles dont la première jeunesse avait été aussi protégée que celle de Mattie... Il ne pouvait y songer sans une révolte de tout son être. Brusquement, il se redressa.
— Vous ne pouvez pas partir, Mattie! Je ne le permettrai pas! Elle a toujours fait à sa guise, mais cette fois ce sera mon tour...
Mattie fit un geste rapide et Frome entendit le pas de sa femme derrière lui...
Zeena entrait dans la pièce en traînant ses savates éculées. Elle s'assit tranquillement à la table, prenant sa place habituelle entre son mari et sa cousine.
— Je me sens un tout petit peu mieux, et le docteur Buck m'a conseillé de manger le plus possible pour soutenir mes forces, même si je n'ai pas d'appétit, — dit-elle d'une voix geignante, tendant la main pour que Mattie lui passât la théière. Sa «belle robe» avait été remplacée par la percale foncée et le châle de tricot brun qui formaient son habillement de tous les jours; et avec ces vêtements elle avait repris son visage et ses manières accoutumés.
Elle se versa du thé, y ajouta une grande quantité de lait, et se servit largement de pâté et de pickles; puis elle fit le geste familier d'ajuster son ratelier avant de commencer à manger. Câlin et insinuant, le chat vint se frotter contre sa jupe, et elle se pencha pour le caresser!
— Bon Pussy, — dit-elle, — et elle lui tendit un morceau de viande qu'elle prit dans son assiette.
Ethan était assis près d'elle, silencieux. Il n'essaya même pas de manger, mais Mattie grignota vaillamment quelques bouchées, tout en interrogeant Zeena sur sa visite à Bettsbridge.
Celle-ci lui répondit de son ton habituel, et même, s'échauffant sur le sujet, elle leur fit une description imagée de plusieurs cas de maladies intestinales parmi ses parents et amis de Bettsbridge. Pendant qu'elle parlait, le regard posé sur Mattie, un faible sourire creusait des lignes verticales de son nez à son menton.
Lorsque le souper fut achevé, elle se leva et appuya la main sur sa poitrine décharnée, au-dessus de la région du cœur:
— Vos pâtés sont toujours une idée trop lourds, Matt, — dit-elle sans acrimonie. — Il lui arrivait rarement d'abréger ainsi le nom de la jeune fille, et, quand elle le faisait, c'était un signe de bonne humeur.
— J'ai bien envie d'aller chercher ces poudres pour l'estomac que j'ai rapportées l'an dernier de Springfield, — dit-elle en se levant. — Je n'en ai pas pris depuis quelque temps: peut-être me feront-elles passer mes aigreurs.
Mattie leva les yeux.
— Voulez-vous que j'aille les chercher, Zeena? — risqua-t-elle.
— Non. Vous ne savez pas où je les mets, — répondit mystérieusement Zeena.
Elle sortit de la cuisine et Mattie se mit à desservir. Comme elle passait auprès de la chaise d'Ethan leurs regards se croisèrent: ils exprimaient une même désolation. Autour d'eux, la cuisine tiède et silencieuse semblait aussi paisible que la nuit précédente. Le chat avait sauté sur le fauteuil de Zeena et le parfum âcre et subtil des géraniums se dégageait à la chaleur du feu. Péniblement Ethan se redressa.
— Je sors un peu pour voir si tout va bien, — dit-il. Et il se dirigea vers l'antichambre pour prendre sa lanterne.
Sur le seuil, il rencontra sa femme qui rentrait. Les lèvres de Zeena tremblaient d'émotion, et son visage jaunâtre était marbré de colère. Le châle avait glissé de ses épaules et pendait sur ses savates: dans la main elle tenait les débris du plat de verre rouge.
— Je voudrais bien savoir que a cassé mon plat, — dit-elle, jetant un regard sévère sur son mari et sur la jeune fille.
Ni l'un ni l'autre ne répondit, et elle continua d'une voix étranglée:
— J'étais allée prendre mes poudres, que je cache dans le vieil étui à lunettes de mon père, en haut de l'armoire, à l'endroit où je mets les choses auxquelles je tiens, de façon à ce qu'on ne puisse pas y toucher...
La voix lui manqua; deux petites larmes tombèrent de ses paupières sans cils et coulèrent lentement le long de ses joues.
— Il faut prendre l'escabeau pour atteindre la planche du haut, et j'avais mis là le plat aux pickles que la tante Philura Maple nous avait donné pour notre mariage... Je ne le déplaçais jamais sauf pour le nettoyage du printemps, et alors c'était moi qui le descendais de mes propres mains, afin d'être bien sûr qu'il ne fût pas cassé...
Elle posa avec respect les fragments de verre sur la table.
— Encore une fois, je veux savoir qui a fait cela, — dit-elle d'une voix chevrotante.
A cet appel, Ethan revint et regardant sa femme en face.
— Si vous tenez à le savoir, c'est le chat...
— Le chat?
— Oui, la chat...
Elle le regarda fixement; puis, tournant les yeux vers Mattie, elle reprit:
— Je serais curieuse de savoir comment le chat a pu entrer dans l'armoire.
— En chassant une souris, sans doute, — repartit Ethan. Il y en avait une hier soir qui trottait tout le temps autour de la cuisine.
Zeena continuait à les observer tous deux, tour à tour; à la fin, elle eut un accès de son petit rire étrange.
— Je savais que mon chat était un chat remarquable, — dit-elle d'une voix perçante, — mais je ne le croyais pas assez adroit pour ramasser les débris de mon plat, et les replacer sur la planche même d'où il l'avait fait tomber.
Brusquement, Mattie sortit ses bras de l'eau fumante.
— Ce n'est pas la faute d'Ethan, Zeena. Oui, c'est vrai, c'est le chat qui a cassé le plat, mais c'est moi qui l'avais descendu de l'armoire. Je suis donc seule à blâmer.
Zeena, devant les débris de son trésor, restait immobile comme la statue du ressentiment.
— Vous aviez descendu mon plat?... Et pourquoi faire, je vous prie?
Une légère rougeur colora les joues de Mattie.
— Je voulais décorer la table, — dit-elle.
— Ah! vous vouliez décorer la table? Et vous attendiez que j'eusse le dos tourné pour le faire? Et vous avez choisi pour cela l'objet auquel je tenais le plus, celui dont je ne voulais jamais me servir, même quand le pasteur venait dîner, ou tante Martha Pierce...
Zeena s'arrêta pour reprendre haleine. Elle semblait terrifiée par sa propre évocation du sacrilège.
— Vous êtes une mauvaise fille, Mattie Silver, et je vous ai toujours jugée telle... Vous marchez sur les traces de votre père... on m'avait bien prévenue, d'ailleurs, quand je vous ai recueillie. Aussi avais-je placé les objets auxquels je tenais en un endroit que vous ne pouviez atteindre. Et voilà que vous avez trouvé moyen de me briser celui qui m'était le plus cher de tous...
Ses paroles furent coupées par une courte crise de sanglots, vite réprimés.
— Si j'avais suivi les conseils de mes amis, il y a longtemps que je vous aurais renvoyée, et ce malheur ne serait pas arrivé, — dit-elle.
Elle rassembla les morceaux de verre, et sortit lentement de la cuisine, comme si elle eût porté un mort dans ses bras décharnés...
VIII
Quand Ethan était revenu de Worcester à la ferme, sa mère lui avait donné, pour son usage personnel, une petite pièce inhabitée, attenant au parlour[8]. Lui-même il y avait cloué des rayons pour ses livres, construit la charpente d'un divan, étalé dessus un vieux matelas, disposé ses papiers sur une table de bois blanc et accroché au mur dénudé une gravure d'Abraham Lincoln et un «Calendrier des Poètes».
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