L’abbé Menou-Segrais fut d’abord poliment tenu à l’écart, puis franchement disgracié après le premier échec, aux élections législatives, du député libéral pour lequel il avait sans doute montré peu de zèle. Le triomphe du docteur radical Gallet porta le dernier coup à cette carrière sacerdotale. Nommé à la cure, d’ailleurs enviée, de Campagne, il se résigna dès lors à servir paisiblement la paix religieuse dans le diocèse, les deux partis ayant accoutumé de s’entendre à ses dépens, tour à tour dénoncé par le ministre et désavoué par l’évêque. Ce jeu l’amusait, et il en goûtait mieux que personne l’agréable balancement.

 

Héritier d’une grande fortune, qu’il administrait avec sagesse, la destinant tout entière à ses nièces Segrais, vivant de peu, non pas sans noblesse, grand seigneur exilé qui rapporte, au fond de la province, quelque chose des façons et des mœurs de la cour, curieux de la vie d’autrui, et pourtant le moins médisant, habile à faire parler chacun, tâtant les secrets d’un regard, d’un mot en l’air, d’un sourire – puis le premier à demander le silence, à l’imposer, – toujours admirable de tact et de spirituelle dignité, convive exquis, gourmand par politesse, bavard à l’occasion par condescendance et charité, si parfaitement poli que les simples curés de son doyenné, pris au piège, le tinrent toujours pour le plus indulgent des hommes, d’un rapport agréable et sûr, d’une perspicacité sans tranchant, tolérant par goût, même sceptique, et peut-être un peu suspect.

 

– Mon ami, répondit doucement l’abbé Demange, je vous vois venir ; vous tournez contre votre vicaire un coup qui m’était destiné. Secrètement, vous m’accusez d’incompréhension, de parti pris, que sais-je ? Arrière-pensée bien charitable un jour de Noël, et contre un pauvre compagnon mis à la retraite qui fera trois lieues ce soir avant de retrouver son lit, et pour l’amour de vous ! Suis-je vraiment capable de juger légèrement d’un scrupule que vous m’avez confié ?… Mais, comme jadis, votre conviction veut tout forcer, emporter d’assaut les gens ; vous y mettez seulement plus de grâces… Vous me sommez de statuer, et les éléments dont je dispose…

 

– Qui vous parle d’éléments ! interrompit le doyen de Campagne. Pourquoi pas une enquête et des dossiers ? Quand il s’agit de gagner ou de perdre une bataille, on manœuvre avec ce qu’on a sous la main. Je ne vous ai pas appelé tout le temps que j’ai moi-même pesé le pour et le contre, mais dès lors que ma certitude…

 

– Bref, vous attendez de moi que je vous approuve ?

 

– Exactement, répondit le vieux prêtre, imperturbable. Une certaine audace est dans ma nature, et ma vertu est si petite, ma vieillesse si lâche, je suis si bêtement attaché à mes habitudes, à mes manies, à mes infirmités même, que j’ai grand besoin, à l’instant décisif, du regard et de la voix d’un ami. Vous m’avez donné l’un et l’autre. Tout va bien. Le reste me regarde.

 

– Ô tête obstinée ! fit l’abbé Demange. Vous voudriez me faire taire. Quand je serai de nouveau loin de vous, cette nuit même, je prierai à vos intentions, en aveugle, et je n’aurai jamais prié de si bon cœur. En attendant, devriez-vous me battre, je résumerai, pour le repos de ma conscience, notre entretien ; j’en chercherai la conclusion. Laissez-moi dire ! Laissez-moi dire ! s’écria-t-il sur un geste d’impatience du curé de Campagne, je ne vous tiendrai pas longtemps. J’en étais aux éléments du dossier. J’y retourne. Sans doute, je n’attache pas beaucoup d’importance aux notes du séminaire…

 

– À quoi bon y revenir ? dit l’abbé Menou-Segrais. Elles sont médiocres, franchement médiocres, mais Dieu sait dans quel sens, et si c’est la médiocrité de l’élève qu’elles prouvent, ou du maître !… Voici néanmoins le passage d’une lettre de Mgr Papouin, que je ne vous ai point lue… Ayez seulement l’obligeance de me donner mon portefeuille – là, au coin de mon bureau – et d’approcher un peu la lampe.

 

Il parcourut d’abord la feuille du regard, en souriant, la tenant tout près de ses yeux myopes.

 

Je n’ose vous proposer, commença-t-il, je n’ose vous proposer le seul qui me reste, ordonné depuis peu, dont M. l’archiprêtre, à qui je l’ai donné, ne sait que faire, plein de qualités sans doute, mais gâtées par une violence et un entêtement singuliers, sans éducation ni manières, d’une grande piété plus zélée que sage, pour tout dire encore assez mal dégrossi. Je crains qu’un homme tel que vous (ici un petit trait d’usage, d’ironie épiscopale)… je crains qu’un homme tel que vous ne puisse s’accommoder d’un petit sauvage qui, vingt fois le jour, vous offensera malgré lui.

 

– Qu’avez-vous répondu ? demanda l’abbé Demange ?

 

– À peu près ceci : s’accommoder n’est rien, Monseigneur ; il suffit que j’en puisse tirer parti, ou quelque chose d’approchant.

 

Il parlait sur le ton d’une déférence malicieuse, et son beau regard riait, avec une tranquille audace.

 

– Enfin, dit le vieux prêtre impatient, de votre propre aveu, le bonhomme répond au signalement qu’on vous en avait donné ?

 

– Il est pire, s’écria le doyen de Campagne, mille fois pire ! D’ailleurs, vous avez vu. Sa présence dans une maison si confortable est une offense au bon sens, certainement. Je vous fais juge : les pluies d’automne, le vent d’équinoxe qui réveille mes rhumatismes, le poêle surchauffé qui sent le suif bouilli, les semelles crottées des visiteurs sur mes tapis, les feux de salve des battues d’arrière-saison, c’est déjà bien assez pour un vieux chanoine. À mon âge, on attend le bon Dieu en espérant qu’il entrera sans rien déranger, un jour de semaine… Hélas ! ce n’est pas le bon Dieu qui est entré, mais un grand garçon aux larges épaules, d’une bonne volonté ingénue à faire grincer des dents, plus assommant encore d’être discret, de dérober ses mains rouges, d’appuyer prudemment ses talons ferrés, d’adoucir une voix faite pour les chevaux et les bœufs… Mon petit setter le flaire avec dégoût, ma gouvernante est lasse de détacher ou de ravauder celle de ses deux soutanes qui garde un aspect décent… D’éducation, pas l’ombre. De science, guère plus qu’il n’en faut pour lire passablement le bréviaire. Sans doute, il dit sa messe avec une piété louable, mais si lentement, avec une application si gauche, que j’en sue dans ma stalle, où il fait pourtant diablement froid ! Au seul penser d’affronter en chaire un public aussi raffiné que le nôtre, il a paru si malheureux que je n’ose le contraindre, et continue de mettre à la torture ma pauvre gorge. Que vous dire encore ? On le voit courir dans les chemins boueux tout le jour, fait comme un chemineau, prêter la main aux charretiers, dans l’illusion d’enseigner à ces messieurs un langage moins offensant pour la majesté divine, et son odeur, rapportée des étables, incommode les dévotes. Enfin, je n’ai pu lui apprendre encore à perdre avec bonne grâce une partie de tric-trac. À neuf heures, il est déjà ivre de sommeil, et je dois me priver de ce divertissement… Vous en faut-il encore ? Est-ce assez ?

 

– Si c’est là les grandes lignes de vos rapports à l’évêché, conclut simplement l’abbé Demange, je le plains.

 

Le sourire du doyen de Campagne s’effaça aussitôt et son visage – toujours d’une extrême mobilité – se glaça.

 

– C’est moi qu’il faut plaindre, mon ami… dit-il.

 

Sa voix eut un tel accent d’amertume, d’espérance inassouvie qu’elle exprima d’un coup toute la vieillesse, et la grande salle silencieuse fut un moment visitée par la majesté de la mort.

 

L’abbé Demange rougit.

 

– Est-ce si grave, mon ami ? fit-il avec une touchante confusion, une ferveur d’amitié exquise. Je crains de vous avoir blessé, sans toutefois savoir comment. Mais déjà M. Menou-Segrais :

 

– Me blesser, moi ? s’écria-t-il.